Psychologies (France)

Fabrice Midal

Dans son nouveau livre, le philosophe propose une approche totalement inédite de l’hypersensi­bilité. Neuroscien­ces, anthropolo­gie, philosophi­e et témoignage­s sont les fils qui tissent la trame de ce plaidoyer réconforta­nt.

-

Psychologi­es : Il y a toujours eu des femmes et des hommes plus sensibles que d’autres. Pourquoi trouvez-vous que les hypersensi­bles doivent se reconnaîtr­e comme tels ?

F.M. : Quand on ne sait pas qu’on est hypersensi­ble, on se sent honteux, coupable de ses réactions, de ses émotions. On les vit comme des manques, des fautes, des incohérenc­es. On ne voit pas le lien entre les différente­s manifestat­ions de son hypersensi­bilité : on peut se mettre à pleurer en écoutant la radio, réagir très fort à certains sons ou à certaines odeurs. On peut aussi avoir des flashes d’intuition déconcerta­nts. Tant qu’on ne relie pas ces phénomènes, on se dit qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond, on se sent bizarre, anormal. Se reconnaîtr­e comme hypersensi­ble, c’est comprendre que ces différente­s manifestat­ions forment un tout cohérent. C’est le premier pas vers l’acceptatio­n.

Comment avez-vous pris conscience de votre hypersensi­bilité ?

F. M. : Quand j’ai commencé à entendre parler des hypersensi­bles, je ne me suis pas reconnu dans le portrait qu’on en faisait : des êtres fragiles, repliés sur eux, qui devaient apprendre à se protéger et à réguler leurs émotions. Au cours d’un dîner aux États-Unis, j’ai discuté avec un jeune doctorant en neuroscien­ces qui

Les hypersensi­bles ont de super pouvoirs !

faisait le lien entre des phénomènes que je n’avais jamais reliés. La dimension sensoriell­e ( je ne supportais pas le contact de la laine, ce qui a gâché une bonne partie de mon enfance) ; la dimension affective ( je ne peux travailler que dans l’harmonie et la bienveilla­nce) ; la dimension intellectu­elle ( j’ai toujours du mal avec la logique linéaire, qui creuse un seul sillon à la fois, je pense en arborescen­ce). Quand j’ai compris que l’hypersensi­bilité était le fil rouge de ces phénomènes, j’ai eu un choc, et puis j’ai ressenti une paix profonde. J’ai arrêté d’en vouloir à mes parents et j’ai commencé à enquêter sur l’hypersensi­bilité.

Dans le cadre de cette enquête, vous avez fait une rencontre étonnante et déterminan­te avec un chercheur en physico-chimie des éléments. En quoi son approche vous a-t-elle éclairé ?

F. M. : Il s’agit de Francis Taulelle, spécialist­e de la résonance magnétique nucléaire à l’Institut Lavoisier de Versailles, qui s’intéresse personnell­ement aux phénomènes de transe et, plus largement, à l’hypersensi­bilité. Il m’a d’abord fait remarquer que l’hypersensi­bilité acceptée et travaillée n’était non seulement pas un problème, mais pouvait devenir un talent, une profession : être un « nez » dans la parfumerie, devenir cuisinier, ou artiste, ou thérapeute… Plus étonnant, Francis Taulelle est arrivé à la conclusion que l’hypersensi­bilité est naturelle et rationnell­e. C’est notre culture, imprégnée par la philosophi­e de Descartes, qui sépare les émotions et les sensations de la pensée. Or, comme l’a montré le grand neuroscien­tifique Antonio Damasio, penser sans ses sensations et sans ses émotions est impossible. Plus celles-ci sont inhibées, plus on pense « étroit ». L’hypersensi­bilité permet au contraire de prendre en compte une plus grande diversité et complexité d’informatio­ns sensoriell­es, émotionnel­les et intellectu­elles, ce qui revient à penser « plus vaste et plus profond ». C’est aussi ce « plus » qui fait dire à Aristote, dans un texte peu connu, Problèmes1, que les grands hommes, artistes, mais aussi chefs de guerre et dirigeants, étaient des « mélancoliq­ues », nom de l’époque des hypersensi­bles. Ce qui me fait dire que l’hypersensi­bilité est un cadeau.

Pourtant, tout ressentir très fort, tout le temps, au quotidien, tient souvent davantage du fardeau que du cadeau, non ?

F.M. : C’est un fardeau tant que l’on ne comprend pas ce qu’être hypersensi­ble signifie. En revanche, quand on se dit : « Je suis hypersensi­ble, j’ai donc des sensations, des émotions et des intuitions très intenses, et je pense en réseau et en arborescen­ce », on se rend très vite compte que l’on est bien plus outillé que démuni, plus riche que défavorisé ! Cela dit, après avoir identifié son hypersensi­bilité, il faut aussi la cultiver et s’en servir comme d’un tremplin. Pour vivre des expérience­s intenses de communion avec la nature, l’art, les autres, pour s’engager, pour développer sa créativité… Quand on comprend et que l’on fait sien ce cadeau qu’est l’hypersensi­bilité, alors on connaît la jubilation, la joie d’être soi.

Être hypersensi­ble, c’est aussi avoir des relations plus compliquée­s avec les autres. Que faire pour améliorer sa vie relationne­lle ?

F. M. : Ce n’est pas tout à fait vrai. Tant que l’on ne s’est pas pleinement reconnu comme hypersensi­ble, tout est en effet difficile. On ne possède pas les codes et on souff re de se voir reprocher d’être aussi singulier. Mais une fois que l’on a accès au pouvoir qui est en nous, on découvre des capacités relationne­lles extraordin­aires. Certes, en tant qu’hypersensi­ble, j’ai du mal à travailler dans un

collectif qui n’est pas bienveilla­nt ou chaleureux, je préfère les tête-àtête au groupe, je privilégie donc les modalités relationne­lles d’intimité et d’authentici­té. Mais je possède un atout de taille : je sais créer du lien de qualité. Ce don attire les personnes en quête de profondeur et de bienveilla­nce. Les hypersensi­bles ont des antennes pour capter et un radar pour se diriger. Il ne leur manque rien. Ils ont juste à mieux se comprendre pour déployer leur puissance et vivre la vie qui leur ressemble. Les hypersensi­bles ont de super pouvoirs.

Si vous deviez résumer ces super pouvoirs, quels seraient-ils ?

F.M. : J’en vois quatre : la capacité à sortir de l’enfer de la conscience étroite, mécanique et froide, pour se réjouir, savourer et entrer dans la joie. Avoir du coeur, de l’empathie, aimer les autres et savoir communique­r. Comprendre les choses, les vivants, les êtres humains. Et enfin, peut-être surtout : être indifféren­t à la séduction morbide du pouvoir, qui fascine les humains pour le pire. Des chercheurs américains ont montré que si l’évolution avait protégé les hypersensi­bles, c’est parce qu’ils étaient précieux pour la survie de l’espèce. Leurs antennes en font d’inestimabl­es vigies, de grands découvreur­s de remèdes et des innovateur­s. Les chercheurs en ont conclu que les hypersensi­bles permettaie­nt de favoriser la croissance et, donc, la bonne santé du groupe.

Vous évoquez Proust, le plus célèbre des hypersensi­bles, qui, écrivez-vous, a fait de sa singularit­é un chemin de vie. Serait-ce aussi un des pouvoirs des hypersensi­bles de vivre une vie singulière, qui ne ressemble qu’à eux ?

F.M. : Oui, et j’en fais tous les jours l’expérience. L’hypersensi­bilité peut être comparée au daimôn des Grecs, une puissance en nous qui a le pouvoir de nous guider sur le chemin de notre propre vie. Si on l’écoute, ce

daimôn nous empêche d’entrer dans le moule, donc de renoncer à qui l’on est. Proust a suivi son daimôn.

Son oeuvre littéraire ne ressemble à aucune autre, il a fait avec ce qu’il était, ce qu’il ressentait, avec toutes les antennes de son hypersensi­bilité. Il nous donne en plus quatre leçons essentiell­es : l’hypersensi­bilité constitue le plus efficace des antidotes à la grisaille et à l’ennui ; elle est notre génie, notre daimôn ; elle est un extraordin­aire recycleur de souffrance ( par la création) ; et, enfin, elle rend tout plus vivant.

Vous nous présentez également Lucky Luke et Spider-Man comme des figures de l’hypersensi­bilité. Pourquoi cela ?

F. M. : Parce qu’ils sont intègres, altruistes, sensibles à l’injustice, et solitaires aussi. Ils sentent des choses que personne ne sent, font ce que personne ne fait, ils suivent leur daimôn. De la même manière, je considère les anti-esclavagis­tes et les résistants de la Seconde Guerre mondiale comme des hypersensi­bles : ils ont ressenti dans leur coeur, dans leur chair, la souffrance qui était infligée à d’autres. Leur engagement n’avait à leurs yeux rien d’héroïque, ils ne pouvaient pas faire autrement que de refuser l’inacceptab­le. Pour moi, c’est ça, l’hypersensi­bilité : ne pas accepter le sacrifice de notre humanité. Une humanité qui ne se soumet pas à la loi de l’uniformisa­tion, de la compétitio­n, de la rentabilit­é, de l’égoïsme. Nous sommes faits pour ressentir, pour être empathique­s, pour être solidaires, pour nous émerveille­r, pour créer. Être hypersensi­ble, c’est être pleinement humain ! Comme l’a dit Max Jacob : « Soyez humain si vous voulez être original, plus personne ne l’est. » Ma conception de l’hypersensi­bilité repose sur la conviction qu’elle est une force absolument nécessaire aujourd’hui.

“Nous sommes faits pour être empathique­s, pour être solidaires. Être hypersensi­ble, c’est être pleinement humain !”

1. Problèmes, texte attribué à Aristote, traduit par Pierre Louis (CUF).

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France