DEDANS ET DEHORS
Virus, contraintes sanitaires, récession économique… Des mois que nous prenons de plein fouet les chocs extérieurs sans broncher. Mais intérieurement, la pression monte face aux lendemains incertains. Comment desserrer l’étau de l’angoisse qui comprime corps et âmes ?
F in du monde ou fin du mois ? Faites votre choix », lançait sur France Inter, en ce matin gris de décembre, la journaliste Hélène Roussel à propos de la situation économique et sanitaire mondiale. Les conséquences sont là : « augmentation continue des états dépressifs déclarés », « problèmes de sommeil présentant un niveau supérieur à celui observé en début de confinement et se maintenant à un niveau élevé (supérieur à 65 %) », « troubles de l’anxiété », « addictions », on ne présente plus les résultats catastrophiques des différentes enquêtes de Santé publique France1. La consommation d’anxiolytiques et de somnifères, ainsi que la demande de consultations explosent ; les médecins, psychologues et psychiatres ne savent plus où donner de la tête. Dans son service de psychiatrie à l’hôpital Henri-Mondor, à Créteil, le Pr Antoine Pelissolo voit défiler les habitués, « tous ceux qui souffrent de troubles obsessionnels compulsifs, les hypocondriaques, les anxieux, les dépressifs », mais aussi de nouveaux venus dont les souffrances sont « liées au contexte, à la solitude : les personnes âgées, les étudiants en petit appartement, les précaires, les parents isolés, sans oublier les soignants, eux aussi très exposés, sous pression constante, traumatisés de voir leurs patients mourir sans pouvoir être accompagnés… Cela fait beaucoup de monde ». Et comme les moyens matériels et humains manquent, les files d’attente s’allongent, les consultations régulières doivent être espacées pour absorber les nouveaux venus. « Toutes les psychothérapies deviennent difficiles », confie le spécialiste. En fait, en un an, tout est devenu plus difficile. Mais comment expliquer que nous nous sentions sous pression alors que l’étau de la charge de travail, du rythme infernal, des déplacements incessants, des emplois du temps minutés a été, pour beaucoup, bouleversé si ce n’est pulvérisé par la pandémie ?
PRISONNIERS DE VIEUX SCHÉMAS
La pression n’est pas quantitative, liée à des journées surchargées. Au contraire, elle surgit de la disparition de contraintes usantes, mais qui nous structuraient et structuraient nos journées. Économiste, psychanalyste et essayiste, autrice de nombreux ouvrages, dont le réjouissant Bonjour paresse (Michalon), qui l’avait fait connaître, Corinne Maier attend depuis des mois la sortie de son nouveau livre2, dont la publication a été reportée depuis le début de la pandémie : « Je suis angoissée. C’est terrifiant, ce vide : il y a ceux
qui n’ont pas de travail et qui ne savent pas de quoi sera fait l’avenir ; ceux qui n’ont pas de travail et sont protégés, mais ça ne les empêche pas d’être perdus, très perturbés par le manque de contacts humains. Nous sommes prisonniers de schémas anciens. Les mesures actuelles font qu’on a l’impression d’être enfermés. Nous sommes suspendus aux informations, aux autorisations. Je ne vois pas comment on va pouvoir s’en sortir. Cette gestion de l’épidémie accentue les disparités sociales, générationnelles… Qui va payer ? Comment va-t-on faire ? » Bonjour l’angoisse !
S’IMPOSER UNE DISCIPLINE
Nous traversons une situation épuisante, lassante, source de stress toxique, car il est devenu chronique. « C’est un bruit de fond anxiogène pour plusieurs raisons combinées. D’abord parce qu’on ne sait pas ce qui peut arriver : l’inconnu inquiète. Ensuite parce que nous sommes limités dans nos libertés, dans nos envies d’entreprendre, de planifier, limités dans nos interactions sociales. Enfin parce que nous sommes menacés d’attraper la maladie, de perdre des gens que nous aimons, de perdre notre travail », confirme la neurologue et spécialiste du stress Catherine Belzung3. Pour elle, l’équation est simple : « Inconnu + contraintes + peur = contexte amplificateur de stress. »
Le terme de stress est d’ailleurs un dérivé d’un terme du vieux français, qui signifie détresse, aime à rappeler le psychanalyste Roland Gori. Sa pression provoque chez certains des douleurs thoraciques, des migraines, des synesthésies, des cénesthopathies, ces troubles de la sensibilité qui anesthésient, donnent des fourmillements, la sensation de toucher du coton. Dans l’un de ses séminaires4, Jacques Lacan analysait ce qu’est ce mal du siècle à partir de Frayeurs5, un récit de Tchekhov, dans lequel un narrateur raconte trois souvenirs de peurs irrationnelles. Dans l’une des
Résister, c’est peut-être comprendre que ce qui nous arrive est le fruit de déséquilibres que nous avons provoqués au sein de notre écosystème
histoires, Tchekhov écrit : « C’est bête ! pensai-je. Ce phénomène ne m’effraie que parce qu’il est incompréhensible. Tout ce qui est incompréhensible est mystérieux, et, par suite, effrayant. » Ce qu’explique Lacan, c’est que, contrairement à la peur, qui a un objet, l’angoisse n’en a pas. C’est pour essayer de la traiter que certains développent des phobies : elles permettent de circonscrire ce qui effraie. La phobie « désangoisse, parce qu’elle accomplirait une restructuration signifiante du monde », éclaire Lacan.
Il y a peut-être d’autres solutions pour redonner du sens à ce qui nous arrive et nous sécuriser : tirer les leçons du passé en se renseignant sur l’histoire des épidémies, comme le recommande Roland Gori (p. 68), tout en suivant le rythme de Corinne Maier en cas de quotidien bouleversé. « Je me lève tôt. J’ai une discipline. J’apprends à danser la Jerusalema ; je travaille ; je relis Balzac. J’évite les films et spectacles lugubres. Je téléphone à mes proches. C’est bon de discuter longuement. Je pense à mon livre dans un entrepôt qui attend de sortir. Et puis, l’autre jour, j’ai regardé une vidéo de gens qui faisaient de la luge dans une forêt enneigée. Ça m’a fait rêver. » Résister, c’est peut-être ça : comprendre que ce qui nous arrive est le fruit de déséquilibres que nous avons provoqués au sein de notre écosystème, apprendre à s’y glisser plutôt que de le violenter, s’y propulser mentalement et physiquement en douceur en respectant les contours de notre nature et de celle qui nous entoure.
1. « Données d’enquête relatives à l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie de Covid-19 (Coviprev) », sur data.gouv.fr. 2. Dernier ouvrage de Corinne Maier : À la conquête de l’homme rouge (Anne Carrière). La sortie du prochain, Dehors les enfants ! (Albin Michel), est prévue le 3 mars. 3. Catherine Belzung, autrice de Neurobiologie des émotions ( UPPR). 4. Le Séminaire livre X, l’angoisse de Jacques Lacan (Seuil). 5. « Frayeurs » d’Anton Tchekhov, dans OEuvres vol. 1 (Gallimard).