S’adapter, mais à quoi ?
C’est le mot d’ordre des pouvoirs en place : il faut s’a-dap-ter. Et si nous refusions de suivre leurs directives ? Et si le Covid nous donnait le droit de nous arrêter et l’opportunité de nous ressaisir de notre humanité ? Un repli salutaire auquel nous invite la philosophe Barbara Stiegler.
Un coup d’arrêt. C’est ce que le virus a imposé à la planète entière. Comme un avertissement lancé à l’espèce humaine. Nos gouvernants allaient-ils le prendre en considération ? Hélas non ! répond la philosophe Barbara Stiegler : intégré à la politique des pouvoirs en place, le Covid-19 « pourrait même plutôt achever de nous décomposer. En nous assignant à résidence et en nous rivant tous à nos écrans, petits et grands […], il tente de poursuivre et d’aggraver la révolution atomique. Évaluation, compétition, sélection et numérisation doivent continuer à s’imposer sans délai, nous dit-on, et quoi qu’il en coûte à nos foyers surmenés », analyse-t-elle1.
Depuis de nombreuses années, Barbara Stiegler réfléchit aux théories économiques, à leur impact sur nos vies humaines, nos systèmes de soins et de santé.
Elle vient de publier deux ouvrages passionnants sur ces questions. Le premier, Il faut s’adapter2, est un essai théorique qui explore les conséquences du néolibéralisme et conteste brillamment ses postulats. Le deuxième, bouleversant, intitulé Du cap aux grèves3, raconte son engagement aux côtés du mouvement des « gilets jaunes » – si décrié par les intellectuels, regrette-t-elle –, montre à quel point son travail de recherche colle à la réalité de ce que nous traversons et indique une voie pour sortir de l’impasse.
Mouvement perpétuel
Commençons par la théorie : Barbara Stiegler remet en question la thèse du journaliste américain Walter Lippmann, selon laquelle l’espèce humaine doit accélérer le mouvement, bouger sans cesse pour se caler sur le rythme effréné de la société. Il faut être actif, flexible, mobile, rapide pour obéir aux exigences contemporaines. « D’où vient ce sentiment diffus, de plus en plus oppressant et de mieux en mieux partagé, d’un retard généralisé, lui-même renforcé par l’injonction permanente à s’adapter pour évoluer ? […] Qu’est-ce qui retarde dans l’espèce humaine et qu’est-ce qui la fait retarder ? […] N’est-ce pas plutôt l’environnement industriel lui-même qui retarde sur les potentialités de notre espèce ? » s’interroge la philosophe4. En quoi le choix du mouvement perpétuel serait-il le gage d’une avancée et d’un quelconque progrès pour l’espèce humaine ? Nous avons, explique Barbara Stiegler, besoin de stases, c’est-à-dire de moments où nous nous posons, nous arrêtons. Et c’est l’alternance entre ces périodes d’immobilité et de flux qui fait la vie et assure l’évolution de l’humanité. L’épidémie est l’occasion ou jamais de le réexpérimenter, plaide-t-elle : « Nous éteindrons nos écrans et nous déjouerons toutes les continuités que l’on a pensées pour nous, en nous concentrant plutôt sur les incroyables discontinuités que le réel nous impose. Nous nous replierons sur nous-mêmes, sans oublier ceux (étudiants, amis lointains et proches parents) à qui nous tenons et auxquels nous resterons reliés par un fil, pour essayer de réfléchir lentement et ensemble à ce qui nous arrive5. » Se poser, se reconstituer, se donner le temps de se préparer à « l’immense travail de reconstruction qui nous attend ».
1. Extrait de Du cap aux grèves (ci- dessous). 2 et 4. Il faut s’adapter, sur un nouvel impératif politique (Gallimard). 3 et 5. Du cap aux grèves, récit d’une mobilisation, 17 novembre 2018-5 mars 2020 ( Verdier).