Psychologies (France)

Je suis incapable de relations amicales”

Face au psychiatre et psychanaly­ste Robert Neuburger, un lecteur ou une lectrice s’interroge sur la nécessité de suivre une psychothér­apie. Ce mois-ci : Alice, 33 ans.

- Propos recueillis par Aude Mérieux Photos Bruno Levy

J’ai une problémati­que liée à mes relations amicales, présente Alice. Depuis toujours, je n’arrive pas à garder ces relations-là, je dirais même que je m’y suis toujours sentie mal à l’aise. — Et les autres relations ? lui demande Robert Neuburger. — Familiales, ça va très bien ; amoureuses, ça va. Il y a six ans, j’ai été mutée dans le sud de la France, et cela m’a permis de prendre de la distance avec mes amis, ce qui m’arrangeait. Quand je suis rentrée, j’ai pris la décision de disparaîtr­e auprès d’eux. Ils n’ont plus ni mon téléphone ni mon mail.

Pour moi, c’était la solution la plus facile à vivre, plutôt que de reprendre contact.

— Vivez-vous en couple ?

— Non. J’ai été en couple pendant cette mutation, mais nous ne vivions pas sous le même toit, et quand je suis rentrée, nous n’étions pas prêts à nous rejoindre. J’ai peut-être un problème relationne­l plus grand que je ne le crois… J’ai un mode de vie atypique pour mon âge : seule, sans enfants, et je n’ai jamais eu envie de vivre avec les hommes que j’ai aimés. Mais il faut dire qu’eux aussi étaient particulie­rs, souvent pas très sociables.

— Et au niveau familial ?

— Mon père est décédé quand j’étais bébé, d’une maladie génétique qu’il m’a transmise. Ma mère s’est remariée assez vite et a eu trois enfants avec qui j’ai été élevée. Puis elle a divorcé quelques années plus tard. — Comment cela se passe-t-il dans votre fratrie ?

— Nous sommes très soudés, et je participe beaucoup à cela. C’est moi qui fais le lien entre tout le monde. On a grandi avec des chamailler­ies

et des disputes normales, mais depuis que nous sommes adultes, nous sommes très liés.

— Votre mère vit près de chez vous ? — À deux heures en TGV. Quand j’ai quitté le Sud, je suis restée chez elle pendant quelques mois. J’avais un vrai besoin de la retrouver. Maintenant, je peux passer plusieurs semaines sans la voir, mais on communique beaucoup. — Votre travail se passe-t-il bien ? — Oui, je suis indépendan­te tout en étant au sein d’une équipe, ce qui me va très bien. Être libre, c’est essentiel pour moi.

— À quel moment s’est développée cette idée de liberté ?

— Elle se renforce d’année en année. Comme si ne plus avoir de relations amicales préservait ma liberté. — Avez-vous déjà consulté un psy ? — Plusieurs fois. Au lycée d’abord, en terminale, parce que j’avais une terrible phobie de téléphoner à mes amis. Impossible de les appeler… Avant, au collège, je m’accrochais énormément à certaines personnes, profs ou surveillan­ts, hommes ou femmes, et je ne pensais qu’à eux tout le temps. Ces personnes étaient peut-être des bouées de sauvetage, parce qu’à la maison, avec un beau-père tyrannique, c’était difficile. Je guettais leurs moindres gestes, les moindres mots qu’elles m’adressaien­t, je faisais tout pour les croiser… Peu à peu, ça m’est passé. — Par quoi cela a-t-il été remplacé ? — Eh bien, peut-être par l’inverse : le fait de ne pas pouvoir appeler mes amis de lycée, ni de trouver ma place dans le groupe… Dès qu’il y a un groupe, c’est difficile pour moi. — Quand avez-vous pu démarrer une vie amoureuse ?

— Il y a six ans, avec cet homme rencontré dans le Midi. Mais c’était tumultueux. Il était assez

“Je suis indépendan­te, ce qui me va très bien. Être libre, c’est essentiel pour moi” Alice

particulie­r. Et au fond c’était un peu comme si je l’aidais et m’occupais de lui. Avant cela, j’ai eu des coups de coeur, mais sans jamais de retour. De petites aventures, mais sans que quiconque ne tombe éperdument amoureux de moi… Aussi, aujourd’hui, en dehors de cet homme avec qui j’ai gardé un contact, je n’ai autour de moi que ma famille et mes collègues.

— Il y a quand même des éléments de réalité qui ne rendent pas votre vie très facile : ce syndrome que vous portez. Cela n’a pas posé de problème à vos parents de risquer de vous le transmettr­e ? — Je crois que mon père ne savait pas qu’il avait cela. Mais j’ai très peu d’informatio­ns sur le sujet, parce que je n’en parle pas avec ma mère. J’aurais trop peur de la faire souff rir. Je sais qu’elle s’est brouillée avec ma grand-mère paternelle qui aurait su le problème et n’aurait rien dit à ma mère. — Donc, en fait, il y a eu un secret. Et tout cela a renforcé votre cellule familiale. L’adversité renforce. Je me demandais d’où venait cette solidarité entre vous tous, assez rare dans une fratrie. Vous m’avez dit que c’était vous qui faisiez le lien dans votre famille. Pas votre mère ?

“Être coupée des gens, je n’appelle pas cela la liberté, mais la solitude” Robert Neuburger

— Elle joue son rôle, mais c’est très important pour moi de faire ce lien et de transmettr­e les infos. On s’envoie des messages quasiment tous les jours. Au fond, mes soeurs et mon frère sont comme des amis pour moi. Ils me connaissen­t par coeur et, avec eux, je peux être qui je suis. Ma question portait sur mon mode de vie atypique, mais au fond, est-ce que j’en souffre ? Je crois que c’était le choix le plus confortabl­e pour moi. — J’ai été interpellé par ce que vous appelez la liberté. La liberté, ce n’est pas forcément la coupure. Être coupée des gens, je n’appelle pas cela la liberté, mais la solitude. Je me suis demandé si le fait que vous renonciez si facilement à vos amis n’était pas un moyen de rester disponible pour votre famille. — C’est possible… C’est vrai que je suis souvent contente d’avoir tout mon temps pour m’occuper d’eux. — On peut considérer que c’est un choix de vie. Mais je ne suis pas tout à fait sûr que ç’en soit un. Vous avez très bien investi cette place, mais je pense que, d’une certaine façon, la vie vous l’a imposée. C’est là qu’il y a peut-être un problème pour vous : distinguer entre ce que vous avez réellement choisi et ce qu’on vous a transmis et que vous n’avez pas forcément demandé. Je trouve important que vous puissiez démêler cela, parce que c’est un héritage tout de même un peu lourd, et périlleux aussi. Vos soeurs et votre frère se marieront un jour, auront des enfants, et je crains qu’à ce moment-là vous ne soyez confrontée non à la liberté, mais à la solitude. Vous savez ce qu’on dit : “Ne pas mettre tous ses oeufs dans le même panier.” C’est une expression un peu vulgaire, mais c’est un peu de cela que j’essaie de vous parler.

Vous appuyer sur un psychanaly­ste pourrait peut-être vous aider. Ce n’est pas une ordonnance, juste quelque chose à quoi réfléchir. »

Pour des raisons de confidenti­alité, le prénom et certaines informatio­ns personnell­es ont été modifiés. Robert Neuburger est l’auteur entre autres, de Thérapie de couple, manuel pratique et des Paroles perverses, les reconnaîtr­e, s’en défaire ( Payot).

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