La gastronomie au beau fixe
La gastronomie au beau fixe
Ça bouge dans les cuisines de jeunes chefs talentueux qui célèbrent leur terroir
En 2013, elle était promue «capitale européenne de la culture». En 2019, la deuxième ville de France célèbre «l’année de la gastronomie en Provence». De jeunes chefs inspirés y insufflent un vent nouveau, entre chaleur du Sud et fraîcheur éclatante. Respirez, savourez, c’est le moment de plonger!
En route pour Marseille ! Derrière la bannière triplement étoilée du chef Gérald Passedat au Petit-Nice, la ville regorge de restaurants à découvrir. Certains sont déjà bien ancrés: Saisons, du duo Julien Diaz et Guillaume Bonneaud, qui vient d’obtenir sa première étoile, ou AM, comme Alexandre Mazzia, le prodige tout juste auréolé de deux étoiles. Une table au Sud, le restaurant également étoilé de Ludovic Turac, est de ceux-là. Discrètement amarré au bout du quai, sur le Vieux Port. Le Vieux Port, c’est bien le passage obligé des touristes? Là où les terrasses proposent leur bouillabaisse sur des menus trilingues ? Que nenni ! Ça, c’était avant. Marseille a changé, et c’est spectaculaire. Les bonnes adresses grignotent du terrain au point que dans l’ombre du flambant MuCEM, le petit train parade maintenant devant des restaurants branchés, ardoises alléchantes et décorations stylées. Il suffit de fouiner un peu entre les tourniquets de cartes postales et les célèbres marchands de glaces. Au premier étage de l’ancienne Samaritaine, Une table au Sud est donc sur le Vieux-Port sans y être. Le silence feutré du restaurant gastronomique met en valeur une vue spectaculaire sur le marché aux poissons. Un ballet muet (et inodore !) à couper le souffle. Turac a repris les manettes de ce restaurant le 1er janvier 2013, le jour où Marseille est devenue capitale européenne de la culture. «J’ai eu une opportunité, je n’ai pas réfléchi. L’inconscience m’a beaucoup aidé ! » Connu pour son passage à Top Chef, il regagne à une vitesse éclair l’étoile perdue au départ de son mentor, Lionel Lévy. À 25 ans, il devient le plus jeune cuisinier étoilé de France.
Michel, l’homme le plus désiré de Marseille
Ludovic Turac propose évidemment sa recette de bouillabaisse. Pour ne pas choquer les puristes, le Marseillais conserve le poisson, les pommes de terre et le bouillon. Pas de surprise, pas de devinette, tout est dans l’assiette! Le secret se cache dans son bouillon qu’il réduit jusqu’à la couleur chocolat. Et dans le poisson, bien sûr. « Je le dis humblement, j’ai
le meilleur poisson possible. Il sort de l’eau! », crâne le beau gosse, qui renvoie aussitôt le mérite à son pêcheur, Michel. N’imaginons pas tirer le portrait de Michel, il n’a pas d’horaires. Mais il a les clés de la cuisine pour livrer son poisson quand il peut, y compris avant l’ouverture. Quelquefois, il se fait attendre. Alors, Ludovic le guette à la fenêtre à la manière des femmes de marin. Puis, soulagé de le voir apparaître, il court sur le Vieux-Port lui acheter ses poulpes. C’est à se demander qui est le chef… Si le pêcheur est tant convoité, c’est parce qu’il rapporte des poissons de roche introuvables. Girelles, galères, bébés rascasses, petits loups, petits congres. Un mélange de poissons vivants qui donnent un goût inimitable à la soupe. On resterait bien là, à écouter Ludovic raconter comment, hier, Michel lui a rapporté un grand loup pour trois jours. Ou comment ses «simples» maquereaux sont une source d’inspiration. Mais il est déjà l’heure de partir en direction de La Piscine, quelques restaurants plus loin. N’arrivons pas trop tard, il paraît que Georgiana Viou est aussi une grande bavarde! C’est d’ailleurs elle qui a fait le repas de mariage de Ludovic et Karine. Que Marseille est petite !
Vous êtes ici chez vous !
Arrêt suivant sur le Vieux-Port: numéro 148, La Piscine. Georgiana
Viou se croyait discrète derrière la vitre fumée du repaire de Florent Manaudou. Ses lunettes de soleil jaune fluo la trahissent. La Béninoise est plongée dans ses pensées au fond de la salle carrelée baignée de bleu. À notre arrivée, elle bondit. «Qu’est-ce que je vous sers? Asseyez-vous, posez vos affaires. Vous avez faim? Qu’est-ce que vous voulez manger?»
Georgiana incarne merveilleusement bien l’esprit de Marseille: « vous
êtes ici chez vous ! » Le destin de la chef s’est joué à pas grand-chose. Elle le doit à une ancienne collègue qui la poussa derrière les fourneaux en l’inscrivant à l’émission Masterchef dans son dos. Dans une première vie, Georgiana étudiait la communication à La Sorbonne avant de travailler pour une agence marseillaise. L’employée, fada de cuisine, arrivait au bureau avec un petit chariot rempli de déjeuners pour ses collègues. Elle dealait un repas contre 5 euros, et sa came avait un succès fou! Quand Georgiana accepta finalement de passer à la télé, elle se rendit à l’évidence : elle était faite pour être chef.
En tee-shirt aux fourneaux
Georgiana est en tee-shirt quand on la retrouve dans sa cuisine souterraine. «Christophe Dufau (Les Bacchanales à Vence, deux étoiles Michelin) porte bien des baskets et un tablier en jean. La petite renoi aussi,
elle va mettre ce qu’elle veut ! » Et bim ! Penchons-nous plutôt sur les entrées ensoleillées qui se préparent. Des panisses, ces beignets moelleux à la farine de pois chiches marseillais, crépitent dans la friteuse. Georgiana parsème des poivrons grillés de graines de sarrasin. Elle rehausse des oeufs mimosas de copeaux de poutargue, cette spécialité d’oeufs de mulets séchés au puissant goût de poisson. Et pour finir, elle relève le tout de poudre d’olives noires.
Thonine pour tout le monde !
Une grande tablée de Parisiens s’installe. Talkie-walkie à l’oreille, Georgiana échange avec la terrasse. «Quoi? Ils veulent de la dorade? C’est pas au menu ! Je vais pas aller leur pêcher une daurade dans le VieuxPort… » Elle part au front expliquer aux Parisiens que le poisson, c’est selon la pêche. La mise au point se fait dans l’hilarité collective. « Hé,
mais je vous ai vue dans Un Dîner presque parfait !» Avec son sourire contagieux, Georgiana fait des miracles. Ce sera donc de la thonine à peine saisie pour tout le monde. Même la femme enceinte se laisse convaincre. Sans regrets! Les convives se régalent de ce petit thon de Méditerranée à la chair aussi sanguine que son cousin le thon rouge. Après le service, on retrouve Georgiana pieds nus en terrasse. « Parce
que je ressens la terre. C’est pas des conneries ! » La Béninoise n’est pourtant pas arrivée pieds nus en France. Dans sa famille bourgeoise de Cotonou, elle a grandi dans des chaussures Cacharel et des maillots Petit Bateau. «On mangeait du fromage et on faisait de la brioche le week-end, à l’occidentale, quoi ! Ma grand-mère a même ouvert une petite boulangerie parce qu’on ne trouvait pas de bon pain. J’ai pas connu l’Afrique peuchère ! ». Sa vie a été pleine de rebondissements entre Cotonou, Paris et Marseille d’où elle ne semble pas près de partir. Cette ville accueillante, où tout le monde se connaît, lui rappelle son pays. Même les fêtards qui n’aiment pas l’alcool, comme elle, passent leurs soirées dehors. À l’heure du coucher de soleil, vous pourriez croiser Georgiana au Cabanon de Paulette, vers les Goudes. Un endroit magique…
La Mercerie : trois boss et quatre mains
Avant de partir, passez voir les petits nouveaux qui se sont installés à
La Mercerie, dans le quartier de Noailles, près de la Canebière. Certains les appellent « les Parisiens », en référence au succès que leur a valu leur restaurant éphémère, Le Paris Popup, en 2016, mais leurs accents évoquent des contrées plus lointaines encore: l’Angleterre, pour le chef
Harry Cummins, et le Canada pour ses deux associées. Laura Vidal et Julia Mitton se partagent la gestion pour que Harry puisse rester concentré sur sa cuisine. La première gère la cave et la communication pendant que la seconde, alias «l’Excel-queen», s’occupe des chiffres entre deux cours de yoga. Ce trio, aussi original que talentueux, a jeté l’ancre à Marseille il y a un an. Il leur aura fallu deux minutes pour choisir cet emplacement dans le ventre de la ville. « On était à Marseille pour un séminaire de deux jours, on devait construire notre business plan pour 5 ans ». À la table de l’épicerie L’Idéal, la propriétaire Julia Sammut les imagine bien comme voisins et leur parle d’un local libre. C’est le coup de coeur, ils signent ! Après l’Australie, Londres, Paris, pourquoi ces infatigables nomades, importateurs du concept de restaurant éphémère en France, posent-ils leurs valises dans la cité phocéenne ? L’énergie de cette ville, la météo, la nature partout, les plages, l’Italie à côté… autant d’atouts qui ont fait chavirer Harry. Fini le rush du métro londonien et les prix parisiens exorbitants. Le trio s’est amarré à Marseille pour longtemps, dans un lieu vivant et ouvert, où Harry invite régulièrement des chefs, des producteurs et des vignerons amis à cuisiner avec lui, à quatre mains.