Cuba se savoure
En dansant la Havanaise
La Havane, une destination gastronomique ? Chahutée par de longues et douloureuses périodes de rationnement alimentaire sous le règne de Fidel Castro, la capitale de Cuba a rarement reçu les honneurs pour son patrimoine culinaire. Les spécialistes du voyage ont toujours préféré vanter les mérites de cette cité lumineuse à travers ses bâtisses coloniales écaillées, le charme désuet des rues de la vieille ville, la bonne humeur de ses habitants ou les balades mythiques le long du Malecón, la Promenade des Anglais locale, confortablement installé dans une almendrón, le surnom des belles voitures américaines des années 1950. La donne est en train de changer. Longtemps dominée par les restaurants d’État où la qualité n’était pas au menu, La Havane a vécu sa première révolution culinaire dans les années 1990, quand le gouvernement a autorisé l’ouverture d'établissements privés, les paladares. Camouflé dans un palais, le célèbre restaurant La Guarida, lieu de tournage du film cubain à succès Fresa y Chocolate, a été l’un des premiers. Cette réforme capitaliste avait pour but de compléter les maigres salaires de la population cubaine. Mais le fonctionnement de ces restaurants était soumis à certaines
contraintes, dont une limite de convives de douze personnes par repas. Ce contexte explique aujourd’hui l’offre impressionnante de lieux planqués dans des maisons familiales, où la salle à manger fait office de salle de bistrot. Depuis quelques années, l’État cubain a assoupli ses règles. Les paladares peuvent désormais accueillir davantage de clients. Ainsi, ces nouveaux lieux de vie, qui remplissent souvent la triple fonction de restaurant, de bar et de café, se sont peu à peu multipliés et donnent un souffle créatif à la capitale.
COULEUR CAFÉ
Boisson nationale par excellence, le café est l'obsession d’une nouvelle génération de passionnés du grain noir. Depuis quatre ou cinq ans, des cafés-restaurants au look contemporain ouvrent, inspirés par la vogue européenne des coffee-shops. Leur carte décline tous les styles : espresso, americano, cappuccino, cortado, cafe frio… servis par des experts en la matière. El Café (ci-dessus), établissement végétarien ouvert uniquement le midi, s’impose comme l’une de ces figures de proue. Géré par un jeune couple cubano-européen, Nelson Rodriguez Tamayo (formé au métier de barista à Londres) et Marinella Abbondati, El Café est l’un des rares endroits où trône sur le comptoir une machine high-tech Pavoni Bar 2V, réglée à la perfection. On y déguste toute la journée d’excellents jus noirs provenant de deux grands producteurs cubains, Serrano et Cubita. «Les grains sont de qualité variable à Cuba, et un peu trop torréfiés pour les nouveaux amateurs de café. Grâce à notre expertise, nous essayons de faire en sorte qu’il y en ait pour tous les goûts », précise Marinella. L'endroit est également réputé pour son pain au levain maison, qui sert de support à de délicieuses tartines. De vrais pros !
Le quartier bouillonnant de Plaza del Cristo, à Habana Vieja, concentre la nouvelle génération de restaurants branchés et de galeries design.,
TROIS FAÇONS DE FAIRE SES COURSES
On fait toujours ses courses au petit bonheur la chance à La Havane, sans savoir si les étagères du magasin du coin seront bien achalandées. Les soucis d’approvisionnement n’ont toujours pas pris fin, mais n'assombrissent pas le quotidien des Havanais. Le carnet d’approvisionnement, la libreta, institué en 1963 par Fidel Castro, est toujours en place et permet aux familles de se procurer une certaine quantité de denrées de base à des prix bas. Riz, haricots noirs, poulet, matières grasses et lait sont proposés dans les bodegas, des épiceries d’État. Quant aux produits frais, La Havane dispose d’un bel éventail de marchés de quartiers, où il fait bon se promener pour élaborer le repas du jour. Pas de chichi, un festival de fruits et légumes variés (le paradis pour les amateurs de bananes et de mangues) et la viande (généralement porc ou poulet) sont présentés sans fioriture, à côté de petits commerçants proposant des tamales (voir p. de gauche), des sandwichs de pain blanc ou diverses pâtisseries. À l’entrée de ces marchés, il est courant de découvrir un tableau précisant les tarifs de produits subventionnés par l’État pour certains des commerçants. Ici, les achats se règlent en pesos cubains, ou CUP, la monnaie nationale utilisée par les autochtones, et non en CUC, la monnaie convertible longtemps réservée aux seuls touristes. Un fonctionnement qui montre encore une économie à deux échelles. Deux marchés ont particulièrement la cote auprès des habitants et des restaurateurs, situés dans deux quartiers de la ville : « 19 y B » à Vedado et « 19 y 42 » à Playa, avec des prix malheureusement plus élevés. Enfin, on peut aussi se ravitailler auprès des marchands ambulants qui sillonnent le centre-ville. Reconnaissables à leurs lourds chariots en bois vieilli par le soleil, ils proposent aux passants leur plus récente récolte de fruits et de légumes.
Les Havanais sont des becs sucrés qui se baladent gâteau, glace ou friture à la main, achetés auprès de vendeurs ambulants ou de petits commerces.,
QUAND PERNOD RICARD FAIT DU RHUM
Le rhum et La Havane forment à eux deux l’une des plus belles histoires d’amour de Cuba. Pas un apéro, pas un repas, pas une fête sans une bouteille de ce rhum de mélasse (le résidu de canne à sucre), au profil aromatique léger et fin (par opposition aux rhums des DOM-TOM aux arômes puissants et fruités, issus de la distillation de jus de canne frais). Les Havanais le sirotent pur à température ambiante, ou en cocktails bien frais. Une romance qui dure depuis la fin du XIXe siècle, au moment où Cuba s’impose comme l’un des premiers maîtres de la distillation du ron (le nom espagnol de l'alcool de canne). Aujourd’hui, plusieurs entreprises produisent du rhum sur l’île. Mais le mastodonte local s’appelle Havana Club, une joint-venture entre Pernod Ricard et l’État cubain depuis 1993. La marque, qui occupe 65 % du marché local, fait partie de la culture populaire. Distillé à quelques kilomètres de La Havane, son rhum impose ses couleurs sur les étagères de tous les bars à cocktails de la ville, ancienne ou nouvelle génération. Depuis des décennies, Havana Club a promu au rang de star mondiale le mojito mixé avec sa cuvée Havana Club 3 ans. Pour rehausser le goût de leur recette, les cantineros cubains ajoutent quelques gouttes d’Angostura bitters (un exhausteur de goût amer fabriqué sur les îles de Trinité-et-Tobago) et un bouquet d’herbas buenas, une variété de menthe locale légèrement plus poivrée que la nôtre. Le géant du rhum a également remis au goût du jour la cancha, une variante de la canchánchara, boisson historique du XIXe siècle, à base de miel, de citron vert et de Havana Club 7 ans. Enfin, à destination des hôtels de luxe, la marque vient de lancer sa cuvée Pacto Navio, un rhum haut de gamme vieilli en fûts de Sauternes.
Après le mojito, le daïquiri est l’un des grands classiques les plus consommés à La Havane. Il s’apprécie généralement en version frozen,
La langouste reste encore un produit de luxe pour les Cubains. Elle s’apprécie sans fioriture, passée légèrement au gril et agrémentée d’un simple filet de citron.,
Surfant sur cette tendance des rhums au vieillissement spécial, le célèbre old fashioned (rhum vieux, sucre, Angostura, zeste d’orange et eau gazeuse) connaît, lui aussi, une nouvelle jeunesse dans tous les bars branchés. Des cocktails qui plaisent autant aux experts qu’aux néophytes.
DE NOUVEAUX CODES GASTRONOMIQUES
L’effervescence des paladares à La Havane a réveillé la créativité longtemps endormie des chefs de cuisine. Le nouveau leitmotiv de ces maîtres des fourneaux: sortir du carcan de la cuisine traditionnelle créole et explorer de nouvelles pistes culinaires. Peu leur importent les prix, puisqu’ils savent qu’une certaine clientèle sera au rendez-vous. Résultat: des tarifs équivalents à un bon bistrot parisien (l’addition grimpant parfois jusqu’à 50 €). Pour dénicher des ingrédients inédits, certains s’approvisionnent directement auprès de fournisseurs agréés et des petites fermes à l’extérieur de la ville qui proposent des produits comme le bacon ou la roquette, inexistants sur les marchés locaux et dans les supermarchés. L’une des tendances du moment consiste à mixer gastronomies asiatiques et cubaines pour mettre en lumière l’éventail des poissons et fruits de mer locaux. Dans le nouveau restaurant Jama, ambiance club, sis dans la vieille ville, l’élite havanaise se régale ainsi de variations de plateaux de sushis arrosés d’une bonne dose de vinaigre balsamique. Qu’elle déguste non avec du vin, mais avec des jus de fruits ou des cocktails glacés. Pour autant, la gastronomie traditionnelle cubaine n’est pas près de déserter le vieux centre touristique de La Havane, car les grands classiques font toujours le bonheur des aficionados d’une cuisine métissée locale. Le restaurant
Dona Eutimia, très prisé pour son décor folklorique et son menu immuable, en est la parfaite démonstration. Pour se mettre en bouche, les clients sirotent l’apéritif avec un bol de bananes plantain frites qui remplacent les cacahuètes. Le repas démarre avec une soupe ajiaco d’origine africaine, composée de piments et d’ignames. S’ensuit le plat phare de Cuba : le ropa vieja, ragoût de boeuf ou de mouton mitonné toute la nuit dans une sauce tomate aux légumes. Que nos lecteurs hispanophones se rassurent: l’appellation ropa vieja (vieux vêtements) ne fait pas référence aux ingrédients, mais à l’aspect effiloché de la viande après des heures de cuisson ! En accompagnement, nul n’échappe au combo étouffe-chrétien «riz-haricot» appelé congri. Soit la version « haricots rouges » du moros y cristianos, ce plat de haricots noirs et de riz blanc baptisé en référence aux Maures et aux Chrétiens dans l’Espagne du XVe siècle. Le dessert joue la carte de la simplicité: généralement des fruits frais ou un flan coco.
EN FAMILLE, LA CONVIVIALITÉ AU MENU
Et à la maison? À La Havane, comme ailleurs, partager son repas en famille reste un plaisir cubain intemporel. Les ingrédients sont peu ou prou toujours les mêmes, mais
les recettes varient selon les trouvailles au marché du coin et l’inspiration du jour. Salade de crudités, riz, viandes, fritures, sauce pour pimenter le tout, composent au quotidien le menu familial. Chez Yosvani Rivero, jeune guide qui nous a chaleureusement ouvert ses portes, le festin quotidien se prépare habituellement à plusieurs mains. Enfants, ados, parents et grands-parents se partagent deux appartements au même étage, dans un immeuble de la bouillante place du Capitole. Aménagée avec les moyens du bord, la cuisine est le point de ralliement. Entre Gabriel, le père de Yosvani, qui est chef de cuisine, sa mère Adria, sa grand-mère Marta et son grand-père Sergio, tous partagent la même passion. Aujourd’hui, le repas sera composé d’une spécialité de la maison : le cordon-bleu « sauce cubaine ». Ici, le poulet est passé à la friture, agrémenté de fromage fondu et accompagné du traditionnel « moros y cristianos ». Pendant que les casseroles mijotent, Yosvani et sa famille patientent et discutent de longues heures sous les rayons de soleil, un verre de rhum à la main. Un rituel muy cubain ! ■