Week-end à Séville
La feria des tapas
TEXTE JEAN-PAUL FRETILLET PHOTOS LOUIS LAURENT GRANDADAM
Célèbre pour son pata negra et son vin muté, la belle Andalouse enfile son habit de lumière à l’heure des tapas. Bien plus qu’un apéro dînatoire, un art de vivre à goûter jusqu’au bout de la nuit.
Le soleil inonde la terrasse d’El Cruce, un petit restaurant d’El Pedroso, un village au nord de Séville, juste à la lisière du Parc naturel de la Sierra Norte. La tostada, une tranche de pain grillée imbibée d’huile d’olive et tartinée de tomate écrasée, accompagne un café noir très fort. Le serveur apporte une assiette de lamelles de jambon ibérique pour agrémenter cette mise en bouche matinale. Il n’est que dix heures et le voyage en Andalousie peut débuter. « Rrrrutti, rrrruti… », s’époumone Miguel Gala, propriétaire du domaine de Los Cinchos, à l’adresse de la nuée de cochons éparpillés dans la forêt de chênes verts tricentenaires. Une odeur de thym frais flotte dans l’air. Les gorets, plus curieux que craintifs, finissent par s’approcher. Ils sont formidablement potelés et ont la soie poussiéreuse. Leurs sabots sont noirs (negra en espagnol, ajoutez-y pata, pour la patte, et cela devient pata negra, l’appellation populaire du jambon ibérique). Pour l’instant, ils se nourrissent d’herbes, de graminées et de petites plantes. Mais dès l’automne prochain, les glands des chênes verts (les bellotas) commenceront à tomber et les cochons seront au banquet. Ce sera le début de la montanera, qui durera jusqu’en février. Pendant ces quelques mois, les cochons ibériques grossissent à vue d’oeil. Avec leur museau agile, ils décor
tiquent les glands et avalent la fève gorgée d’acides gras. Ce précieux gras qui infiltre les muscles et nourrit le goût si singulier du futur pata negra. À raison de dix kilos de bellotas dévorés pour prendre un kilo par jour, chaque bête épuise cinquante chênes verts pendant la montanera ! Combien y a-t-il de cochons en liberté dans la forêt ? Miguel Gala hésite : « Ici, il y a 750 hectares d’un seul tenant et on compte un cochon par hectare, je dirais qu’il y en a pas loin de 700. » Au total, dans le Parc naturel de la Sierra Norte, l’éleveur andalou règne sur 7 000 hectares de chênes verts. Cela fait donc énormément de jambons à la fin de la montanera !« Après la crise économique de 2008 en Espagne, les prix des jambons ont chuté de moitié, il y a eu beaucoup de casse chez les éleveurs et les fabricants. Si bien que la production s’est concentrée dans les mains de quelques acteurs », explique Alfonso Moreno Solis, à la tête de Sierra Sevilla, une coopérative en train de renaître après la bourrasque économique. L’entreprise achète une partie des cochons de Miguel Gala pour les transformer en jambons. Le salage, le séchage, la maturation dans des caves naturellement ventilées font partie du long processus qui conduit ces cochons exceptionnels de la dehesa – vaste prairie parsemée de chênes verts – aux bodegas de la ville.
LES VIRTUOSES DE LA TRANCHE
Chez Las Teresas, non loin de la Giralda (l’ancien minaret devenu le clocher de la cathédrale de Séville), tel un violoniste, Raphaël glisse la longue lame sur un jambon arrimé à son support en bois. Le geste est agile et, sous le fil du couteau, les lamelles de chair rouge ourlée d’un gras brillant se détachent avec une rapidité déconcertante. « J’ai découpé du jambon toute ma vie », assure le Sévillan, qui en tranche, au moins, cinq-cents chaque année. Derrière lui, accrochée au mur, une collection de couteaux au fil usé en témoigne. « Les Chinois peuvent bien tenter d’imiter notre iberico, jamais ils ne sauront le trancher, seul un Andalou en est capable », grommelle-t-il. Les tranches de jambon disposées en rosace dans l’assiette blanche appellent, comme il se doit, le verre de fino. Le vin
Accrochée au mur, une collection de couteaux au fil usé témoigne d’une vie consacrée à la découpe des fameux pata negra.