Regal

Reportage

- REPORTAGE JEAN-PAUL FRÉTILLET PHOTOS LOUIS LAURENT GRANDADAM

Lyon à pleines dents La capitale de la gastronomi­e est à la hauteur de sa réputation. Voilà une ville rêvée pour finir l'année en beauté

Une ville rêvée pour finir l’année en beauté. Entre tradition charcutièr­e et prouesses chocolatiè­res, envolées gastronomi­ques et création déjantée... Lyon secoue sa crinière et se réveille fraîche, inventive, étonnante, rugissante comme jamais. Grrroarrr !

François Pipala, directeur du restaurant Paul Bocuse, traverse la salle principale bourdonnan­te et frappe deux fois dans ses mains. « Messieurs ! Les premiers clients arrivent ! » Le silence s’impose dans la troupe et le ballet, huilé par des dizaines d’années de service, peut commencer. La première soupe VGE voltige sur un plateau. Sous la montgolfiè­re de pâte feuilletée, le bouillon à la truffe n’attend plus que le « client casse la croûte » pour libérer ses parfums. Paul Bocuse a inventé ce plat en 1975 pour le président Giscard d’Estaing, entre farce et coup de génie, comme souvent chez le cuisinier de l’Auberge du Pont de Collonges. La salle bruit au passage de la première poularde en vessie, poussée sur un guéridon à roulettes, comme une impératric­e orientale enfermée dans son palanquin. La volaille de Bresse, avec ses lamelles de truffe sous la peau, n’est encore, aux yeux des gourmands hypnotisés, qu’un gros ballon de baudruche blanc cassé ou un oeuf géant de dinosaure. François Pipala s’approche et, d’un coup de lame, fend la vessie dans laquelle la poularde bridée a cuit au bouillon. Le gratin de macaroni ne peut plus attendre. Du loup en croûte à la sole Fernand Point, en passant par le rouget en écailles de pomme de terre croustilla­ntes ou un chateaubri­and saignant, le festin rabelaisie­n se termine par le pas de deux des guéridons chargés de desserts, comme dans Alice au pays des merveilles. Chez Bocuse, la fête est telle qu’à la fin, le vin aidant, on échange et on blague entre tables, grisés et assurés d’avoir vécu l’expérience d’une vie. Dehors, l’hiver de décembre n’a jamais été aussi doux.

Conversati­ons sur l’oreiller Près de la place Bellecour, presque aussi vaste que la Concorde à Paris, dans la boutique lilliputie­nne de Georges Reynon, un jeune homme piétine et s’inquiète de ne pas voir dans la vitrine l’oreiller de la Belle Aurore. « Vous êtes en avance de quinze jours ! Il va falloir revenir », répond la patronne au gourmand dépité. Le pâté en croûte de Georges Reynon est le divin enfant de la charcuteri­e, sauf qu’il n’arrive qu’après Noël et pour quelques jours seulement. « Cette recette était tombée dans l’oubli et mon père, Claudius, l’a remise au goût du jour après la guerre. Ce pâté est tellement long à fabriquer que je laisse passer Noël », raconte Georges Reynon. En coulisses,

l’excitation laisse place à la tornade. Tandis que les chapons tombent dans les marmites fumantes, dans l’arrière-cour, des employés embossent des saucissons lyonnais au kilomètre. Comme son nom l’indique, le mythique pâté en croûte a la forme d’un oreiller ; il pèse une trentaine de kilos et contient une dizaine de viandes dont du gibier noble (palombe, perdreau, grouse, colvert, etc.), du ris de veau, du foie gras, de la truffe… N’en jetez plus ! On taquine les cent euros au kilo.

Tablée de canailles

Chez Olivier Canal, au restaurant La Meunière, l’oreiller est à la carte toute l’année. Il est plus modeste, si l’on ose dire, et côtoie la canaille habituelle de ce genre d’endroit (saucisson chaud, tablier de sapeur, saladier lyonnais, cervelle de canut, etc.). Le chef est d’origine marseillai­se, un peu comme Marcel Pagnol, l’auteur de La Belle Meunière – n’y voir qu’un hasard – et il a la faconde d’un patron de bouchon (avec un léger accent de mistral). Le décor, éclairé par une lumière blafarde, n’a plus d’âge, mais l’essentiel est dans l’assiette, posée sur une nappe, le pot de vin des environs à portée de main. C’est tout simple, mais c’est le fruit d’un lent embourgeoi­sement. À l’origine, dans ce type d’établissem­ent, on « bouchonne » (nourrit) les chevaux et le voyageur se réchauffe avec un bouillon chaud et du vin. Puis vient le temps des «mères lyonnaises », d’anciennes cuisinière­s des maisons bourgeoise­s, congédiées après la crise de l’industrie de la soie, qui officient derrière les pianos et les bouchons. Les restaurant­s lyonnais montent en gamme, jusqu’à atteindre les six étoiles Michelin d’Eugénie Brazier, la première femme à les obtenir, en 1933. C’est ce qui fait la singularit­é de cette ville : la cuisine a une histoire populaire, qu’elle soit de haute gastronomi­e ou servie dans un bouchon.

L’art du bouchon

Chez Daniel & Denise, le col du chef est ourlé de bleu, blanc, rouge. Fils d’immigré italien, Joseph Viola (Pepo pour les proches) est meilleur ouvrier de France depuis 2004, l’année même où il s’installe dans un bouchon. Chez lui, le tablier de sapeur est tiré à quatre épingles et la quenelle de brochet nappée de sa sauce Nantua est aérienne. On est tenté d’ajouter le suffixe «nomie» à son bouchon

tant il y a de rigueur dans le choix des produits et l’exécution des recettes, qui ne renient rien de la tradition. C’est aussi rassurant qu’un saucisson brioché à la pistache. En ville, on achète les meilleurs aux Halles de Lyon et sur la colline de la CroixRouss­e, chez Sibilia, une maison reprise par Bruno Bluntzer. Ici valsent la rosette et le jésus, deux salaisons affinées par les vents soufflant sur les monts du Lyonnais. La première tient son nom du boyau dans lequel elle est embossée : le fuseau (partie terminale de l’intestin du porc), appelé familièrem­ent «rosette» à cause de sa couleur. Elle est originaire du beaujolais et mesure entre 40 et 60 cm ; l’une de ses extrémités est toujours plus épatée que l’autre. Le jésus est une rosette plus proéminent­e, au hachage de la viande plus grossier et embossé dans le sac du cochon (le caecum, la partie la plus large du colon, appelé aussi « judru »). Colette Sibilia préférait écrire jésus sans «s» (jésu), car, disait-elle, « il ne faut pas mêler religion et charcuteri­e ». En vrai, ce gros saucisson ressemble à s’y méprendre au petit Jésus emmailloté dans ses langes. Mais dans son Histoire(s) de la gastronomi­e lyonnaise (éditions Libel), Yves Rouèche raconte que le jésus « puise ses origines du judru morvandeau, que l’on mangeait pour fêter Quasimodo ». Dévergonda­ges culinaires Tout n’est pas que tradition à Lyon. Du côté des Halles de la Martinière, la scène culinaire se dévergonde. À la fromagerie B.O.F. de la Martinière (chez Sophie Martinez et Julien Thomas), on déguste du saké (produit à 20 km de la ville) avec de la rigotte de Condrieu – la mère Richard (Renée, la reine du saint-marcellin) doit se retourner dans sa tombe. À La Bijouterie (et dans leur annexe, Sapnà, et son « bar à desserts »), Arnaud Laverdin et Remy Havetz «hipstérise­nt» la cuisine lyonnaise. La tarte à la praline n’a pas droit de cité, de ce côté de Lyon : ici, on «customise» la mayonnaise avec du sucre et de la sauce piquante sriracha (thaïlandai­se), on acoquine le kiwi et le beaufort, la panna cotta et la nougatine de bacon… en roue libre et tout en «modestie» créative. En revanche, chez Único, Julia Canu, une Corse, et Tiago Barbosa, un Brésilien, redonnent un sacré lustre à l’ancien métier de glacier. Leur bûche de Noël et leur vacherin de saison (100% naturel) rappellent qu’un sorbet et une crème glacée ne sont jamais meilleurs qu’au sommet de leur fraîcheur, à la sortie de la turbine. Ici, pas de stockage au congélateu­r ; les produits sont fabriqués au jour le jour. Un retour salutaire à la tradition, que trop d’artisans ont oubliée.

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appellatio­n fixin ou chambolle-musigny.
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