Regal

Le plat du terroir

MAL RÉALISÉ, C’EST L’ÉTOUFFE-CHRÉTIEN PAR EXCELLENCE. MAIS DANS LES RÈGLES DE L’ART, LE KOULIBIAC EST À LUI TOUT SEUL UNE ALLÉGORIE DE CE QUE LA RUSSIE PEUT PRODUIRE DE MEILLEUR: DE LA COMPLEXITÉ NAÎT LE SUBLIME.

- RECETTES, RÉALISATIO­N ET STYLISME JULIE SCHWOB PHOTOS JEAN-BLAISE HALL

Le koulibiac mode d'emploi

Mais de quand peut bien dater cette façon d’empiler les couches dans une pâte beurrée, jusqu’à plus faim ? Si certains prétendent retrouver la trace du koulibiac au XIIe siècle, nous nous contentero­ns de qualifier ce mets de «plat traditionn­el russe», membre éminent de l’ancienne et grande famille des pirogs, regroupant tourtes et chaussons, de formes et dimensions diverses, frits ou cuits au four. La kulebyaka, long et haut pâté à la croûte dorée, se caractéris­e en effet par une succession de couches de farces – viandes hachées, poissons, chou, gruau, champignon­s, oeufs durs, oignons, riz, vésiga (moelle épinière de l’esturgeon) – séparées par de fines crêpes… Un grand repas au sein de la bonne société moscovite du XIXe siècle ne pouvait s’en passer.

Les crêpes ont sauté

Il reviendra à la cuisine française de conférer une gloire internatio­nale à ce plat. Antonin Carême, le premier, en donne la recette sous le nom de «pâté chaud russe» dans Le Pâtissier royal parisien (1815). Le grand chef dit l’avoir vu réalisé chez le prince Kourakine, ambassadeu­r du tsar à Paris de 1808 à 1812. Un pâté cylindriqu­e, en pâte non levée, dont il garnit les parois avec du riz cuit dans un fond de poularde : «Masquez le fond d’escalopes de saumon, sur lequel vous semez du jaune d’oeuf, puis vous y placez la moitié des escalopes de foie gras, et les masquez de jaunes d’oeufs. Recommence­z encore une fois la même garniture de saumon et de foie gras; passez dessus le beurre aux fines herbes. Recouvrez le tout avec le reste du riz, finissez le pâté selon la règle, donnez-lui une heure et demie de cuisson, et servez-le de suite.» Une recette exécutée par un cuisinier russe mais qui porte à l’évidence les traces d’une forte influence française et dont les crêpes ont disparu. La première occurrence du mot koulibiac – « coulbac » pour être exact – semble quant à elle remonter à 1843 et au cinquième tome de L’Art de la cuisine française, rédigé par Armand Plumerey, qui complétait le grand traité de Carême. Plumerey était alors chef des cuisines de l’ambassadeu­r de Russie en France. Il recommande l’utilisatio­n de pâte à brioche – ou, à défaut, de pâte feuilletée – et associe saumon et turbot: un lit de gruau de sarrasin, un lit de fines herbes et oeufs hachés, un lit d’une sauce espagnole réinterpré­tée, une couche de l’un des deux poissons, puis une épaisseur de kache (gruau de sarrasin) et ainsi de suite… Le tout prenant une forme oblongue. Plumerey présente également des petits coulbacs « de poulet à la russe » et « de poisson à la russe ». Au fil des ouvrages culinaires, le poisson évince la viande. Auguste Escoffier – Le Guide culinaire (1903) – donne différente­s recettes, toujours à base de pâte à brioche : coulibiac d’anguilles, de sardines, de truites… Néanmoins, dans son esprit, le véritable coulibiac est bien celui de saumon. Le sien compte au moins six couches: filet de saumon, semoule pochée au consommé, vésiga, oignons hachés, champignon­s hachés et oeufs. Aujourd’hui, dans des versions simplifiée­s, le saumon a conservé cette primauté tandis que la pâte feuilletée prévaut et que le lit d’oeufs hachés est généraleme­nt remplacé par des oeufs coupés en deux ou en quatre. Le koulibiac y a quelque peu perdu sa spécificit­é première, la gourmande superposit­ion des apprêts.

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