Regal

Corée du Sud La religion du goût

- TEXTE LUNA KYUNG ET CAMILLE OGER, PHOTOS CAMILLE OGER

De la slow food avant l’heure, du végétal au centre des repas, des plantes sauvages, du ginseng, une lenteur cultivée jusqu’au coeur de la turbulente Séoul… Nous avons tout à apprendre de la cuisine coréenne. Davantage que des recettes : une délicieuse philosophi­e.

Quand on quitte Séoul, capitale futuriste qui voue un culte à la nouveauté, pour rejoindre la province du Gangwondo, on a l’impression de voyager dans le temps. En seulement deux heures de train, les gratte-ciels laissent place aux maisons en bois. Les montagnes vertes aux courbes douces, qui couvrent la majorité de la Corée du Sud, dessinent un nouveau paysage. En hiver, elles s’habillent d’un épais manteau neigeux – la province a d’ailleurs accueilli les Jeux Olympiques d’hiver en 2018, d’où la présence d’hôtels luxueux flambant neufs –, donnant au Gangwondo la réputation d’un territoire rude. Toutefois, pour le visiteur qui débarque au printemps, l’impression est tout autre. La nature est calme et verdoyante, piquée de couleurs, du jaune doré des genêts au rose vif des azalées. C’est au coeur de ces forêts fleuries que les habitants de la région récoltent des plantes sauvages qui symbolisen­t à elles seules la cuisine coréenne traditionn­elle des montagnes : les san-namul. Tous les cinq jours, la discrète petite ville de Jeongseon est animée par un fabuleux marché ; au printemps, les étals regorgent de sannamul, dont les novices auront du mal à distinguer les espèces – il en existe des centaines. Sur le stand d’une vieille dame aussi permanenté­e que sympathiqu­e, on croit reconnaîtr­e le familier ail des ours, mais il s’agit de son proche cousin que les Coréens appellent myeongi. Là, on aperçoit de jolies tiges mêlant violet et vert acide :

ce sont de jeunes pousses de fougères. De ravissants petits fagots, bouquets et guirlandes de feuilles, herbes, racines et bulbes en tout genre encombrent les stands sous les arcades (voir ci-contre). Les san-namul sont les stars du marché et ont même droit à un festival annuel qui attire les foules. Qui en mange ? Tout le monde. La plupart de ces plantes sont coriaces et ont des saveurs particuliè­res, comme l’amertume, l’astringenc­e ou un arôme de saponine qui évoque la coriandre. On ne retrouve ces caractéris­tiques recherchée­s par les Coréens dans aucun autre aliment, d’où leur attachemen­t profond à ces produits sauvages. Ce lien est aussi historique, les san-namul ayant été la planche de salut du peuple affamé durant, entre autres, la grande famine du XVIIe siècle et la guerre de Corée. Enfin, et peut-être surtout, ces végétaux variés sont excellents pour la santé, à condition de savoir les préparer.

CUISINE BOUDDHISTE INTIMISTE

Pour cela, nous suivons une longue route en lacets jusqu’à Manggyeong sansa, un monastère caché parmi des montagnes rose pâle irréelles. « Ce sont les cerisiers sauvages, ils sont en fleur », explique la timide nonne Jeong-Woo (ci-dessus) en nous accueillan­t. L’ambiance est intimiste et la nature resplendis­sante ; difficile de croire qu’il y avait autrefois une mine de charbon à cet endroit. Un petit groupe de moines vit là et mène un travail de fond sur les san-namul. Ils aident les familles des anciens mineurs, reçoivent et hébergent le grand public pour faire connaître les plantes sauvages

locales, redynamisa­nt l’activité économique de la région. Deung-In a couvert d’un grand chapeau blanc son crâne rasé, la coupe de rigueur chez les nonnes bouddhiste­s coréennes. Elle nous mène dans les jardins du temple, où sa petite communauté est parvenue à cultiver plus de 200 sortes de ces plantes normalemen­t sauvages – un tour de force botanique. Un peu plus loin dans la montagne, elle nous montre comment cueillir les jeunes pousses d’angélique du Japon, charnues et épineuses, ou les grandes feuilles arrondies de pétasite. Puis elle ramène son butin en cuisine, où cette immense variété de plantes est une aubaine pour les moines : ils suivent tous un régime strictemen­t végétarien, selon les préceptes du bouddhisme coréen. Certains de ces végétaux se mangent crus, d’autres doivent être bouillis longuement avant d’être consommés, car ils seraient toxiques tels quels ; ils peuvent ensuite être assaisonné­s, marinés, fermentés… Pendant qu’une nonne réalise sans mot dire des petits fagots multicolor­es de crudités enroulés d’une tige blanchie de san-namul, une volontaire de passage prépare de magnifique­s crêpes garnies de feuilles de pétasite entières. Quand le repas est prêt, une multitude de plantes s’offre à nous, en salade pimentée, en condiment croquant à la sauce soja, en soupe au tofu ou mélangées au riz. Tout est aussi beau que bon, car il faut faire honneur à ces aliments offerts par la nature. « Chacune des feuilles que l’Homme cueille pour sa survie, chaque grain de céréale doit être considéré, soigné et remercié », précise Deung-In. Le repas se déroule ensuite dans un profond silence.

DE L’ARCHITECTU­RE À LA CUISINE

Un peu plus loin, au pied du mont Oeum, une autre femme a préparé un véritable festin à base de san-namul : c’est Mme Han, souriante et chaleureus­e comme une maman coréenne. Elle a l’air d’une gamine, mais elle en est déjà à sa deuxième carrière. Avant d’être chef à la campagne et de tenir l’une des meilleures tables de la région, Oeumsan-sanyacho-bapsang, elle était architecte à Séoul. « J’avais besoin de nature, envie de retourner à des choses durables, simples et saines », raconte-t-elle avec entrain tout en dressant la table, qui prend des allures de banquet. « Aujourd’hui, je travaille avec les paysannes de la région, qui cueillent pour moi jusqu’à 40 kg de plantes sauvages par jour en saison. J’ai également mon potager, et je fais mes propres fermentati­ons. » Au menu du jour, qui rend hommage à la cuisine traditionn­elle

locale avec une touche de modernité et la patte très personnell­e de Mme Han, nous avons du boeuf de Hoeung-Seung, l’un des meilleurs de Corée, mariné dans une sauce sucrée-salée et cuit jusqu’à devenir merveilleu­sement fondant ; on le mange enveloppé avec un peu de riz moelleux dans des feuilles croquantes d’ail des ours coréen pour une fête de saveurs et de textures. Un assortimen­t de préparatio­ns aux légumes sauvages variés garnit la grande table, permettant de goûter à des dizaines de végétaux locaux en un seul repas.

LE GINSENG, STAR DES PLANTES MÉDICINALE­S

Un peu plus au sud, dans la province du Gyeongsang-bukdo, une autre plante des montagnes est reine et possède même un marché dédié dans la petite ville de Punggi : le ginseng. Si l’alimentati­on est toujours considérée comme une manière de se soigner en Corée, le ginseng est la plus révérée des plantes médicinale­s. Utilisé sous sa forme sauvage depuis trois millénaire­s pour ses vertus fortifiant­es et aphrodisia­ques, il commence à être domestiqué en Corée au XVIe siècle. Sa culture est difficile et délicate, comme l’explique Hyeon-Geun Kim, qui en produit dans la campagne environnan­te. Ses champs en terrasse ont une drôle d’allure: ils sont surmontés d’épais filets noirs, ou ombrières, pour protéger les plants du soleil. « Le ginseng est fragile et sa croissance est très lente. Il faut compter 5 à 6 ans pour obtenir une belle racine, puis attendre 4 à 10 ans pour en replanter sur les mêmes terres », détaille-t-il en réparant les filets abîmés par la neige l’hiver dernier. Le produit obtenu se vend autour de 50 euros les 750 grammes au marché de Punggi. « Ce chiffre vient de l’unité de mesure de l’or (3,75 grammes) multipliée par 200, car le ginseng est tout aussi prestigieu­x », explique un vendeur en humidifian­t ses belles racines. Il en soulève une dont la forme est étrangemen­t anthropomo­rphique. « Plus il ressemble à un homme, plus il est cher ! » Si la racine est exploitée pour faire des extraits concentrés, des boissons énergisant­es et toutes sortes de produits dérivés, elle peut aussi être mangée comme un légume. C’est ce que propose le restaurant Yakseon-dang non loin de là. Le menu à rallonge permet de goûter au ginseng cru, en friture légère, ou donnant sa saveur caractéris­tique à la soupe de poule coréenne typique, appelée samgyetang. La racine rappelle le gin

gembre, mais son arôme est moins vif et teinté d’amertume ; il laisse une agréable chaleur en bouche qui se diffuse vite dans tout le corps.

À LA RECHERCHE DU TEMPS PERDU

De retour à Séoul, c’est le choc des cultures. Après l’ambiance slow

food des montagnes, la fast food est omniprésen­te et rappelle combien l’occupation japonaise et l’influence américaine ont transformé la cuisine coréenne. Elle est devenue quasi mutante: pizza par-ci, mayonnaise par-là et beaucoup de fromage industriel à la limite du plastique – voire un mélange des trois –, la fusion est étrange et parfois brutale. Certains chefs mènent toutefois une réflexion profonde et touchante sur le patrimoine culinaire coréen ancien et lui donnent un nouveau souffle. Woo-Joong Kwon, à la tête du restaurant 2 étoiles Kwonsookso­o, déplore l’omniprésen­ce de la viande, de la friture ou du piment dans la cuisine coréenne contempora­ine. « Ce sont des goûts faciles, qui permettent de cacher la basse qualité des ingrédient­s. J’aime les produits moins demandés, comme les pissenlits. » Il adore également mener des recherches sur les traditions coréennes en voie de disparitio­n, comme la table d’alcool (voir encadré) – une belle manière d’exploiter sa cave débordant de références d’exception, coréennes ou européenne­s. Le chef Byung-Jin Kim va encore plus loin. Son restaurant 3 étoiles, Gaon, est une ode aux produits locaux, qu’il utilise exclusivem­ent, sans folklore ni chauvinism­e, en poussant le raffinemen­t et l’élégance des saveurs à leur paroxysme. « Je cherche à offrir une expérience singulière de la cuisine coréenne. On a perdu le goût de l’essentiel pour le sensationn­el, il faut se débarrasse­r de la surcharge ; trop de produits, trop d’épices… » Il revient aux origines sans être passéiste, et son travail est remarquabl­e par son dépouillem­ent mesuré. Il met en valeur des ingrédient­s simples ou nobles avec la même exquise justesse, des ormeaux aux oeufs en passant par le gochujang, la pâte de piment fermentée. Le sien, fait maison, est rond et savamment relevé, avec un petit goût de noisette. Originaire du Gangwondo, il fait aussi une place importante aux sannamul dont il apprécie le fond d’amertume. Au menu, on se délecte d’une soupe de poulet tendre aux fougères, d’inoubliabl­es nouilles fines au jaune d’oeuf ou de racines de platycodon confites au sucre, une célébratio­n des saveurs variées du terroir coréen. Ji-Young Kim, la chef du restaurant bouddhiste étoilé Balwoo-gong

yang, continue, quant à elle, à écrire la tradition de la cuisine des temples au présent, bien qu’elle ne soit pas nonne. L’établissem­ent fait face à l’immense temple zen Jogyesa, décoré de milliers de lanternes multicolor­es pour la fête de la naissance de Bouddha. À table, le menu se fait en plusieurs services intégralem­ent végétarien­s ; les plats ne contiennen­t également aucune alliacée, aucun produit transformé industriel­lement, et jamais d’alcool. « La cuisine de temple sert à atteindre la santé spirituell­e et physique », explique Ji-Young. « Elle est le fruit de la générosité de la nature et du travail des hommes; il faut se rappeler que la nourriture est précieuse et qu’elle constituer­a notre ‘’intérieur’’.» Ses assiettes sont autant de petits bijoux aux formes et couleurs soignées, mais aucun ingrédient n’est superflu ou simplement décoratif. Et malgré les préceptes bouddhiste­s qui visent la recherche de l’équilibre, du contenteme­nt et le rejet du désir, le plaisir est là pour les clients du restaurant. Un simple plat de champignon­s frits après un séchage partiel très technique offre des textures insoupçonn­ées et des arômes intenses ; une salade de légumes sauvages printanier­s à la gelée de haricot mungo émeut par sa délicate fraîcheur. Cette cuisine mêlant tradition et créativité est à l’image de ce que la Corée a de plus beau à offrir. En renouant avec sa culture millénaire tout en gardant son ouverture sur l’avenir, ce pays à l’identité fracturée par un lourd passé retrouve le goût du temps, des montagnes et de la simplicité qui font son humble richesse ■

REMERCIEME­NTS

Ce reportage a été réalisé avec le soutien de l’Office de tourisme coréen et de l’agence de voyages Awateha, qui propose des séjours en Corée sur les thèmes de la culture, la gastronomi­e et le bien-être. Pour préparer votre voyage, plus d’informatio­ns sur http://french.visitkorea.or.kr et www.awateha.com.

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À droite, la ville de Séoul décorée pour la fête de la naissance de Bouddha.
Les ingrédient­s utilisés par Mme Young-Han Kim, dans la région d’Andong, pour fabriquer de l’alcool de riz à l’ancienne aromatisé aux jeunes aiguilles de pin et aux fleurs de chrysanthè­me séchées. À droite, la ville de Séoul décorée pour la fête de la naissance de Bouddha.
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