Le plat de terroir
Le boeuf bourguignon
Quand ils se penchent sur la cuisine française, les historiens américains font les choses avec gourmandise et précision. Il y a quelques années, deux d’entre eux, Philip et Mary Hyman, ont méticuleusement inspecté six imposants livres de cuisine du XVIIIe siècle afin de recenser le nombre d’appellations « régionales ». Résultat : sur 6 700 recettes, seules 150 renvoyaient à une province précise. La Provence venait en tête, avec 69 mentions, suivie par les Flandres et le Périgord/Gascogne, 20 fois dans les deux cas. De son côté, la Bourgogne n’apparaissait que treize fois. Encore plus étonnant, les préparations en question n’avaient en réalité rien de spécialités locales ! On peine d’ailleurs parfois à déterminer la raison d’être des dénominations qui leur sont attribuées. Certes, pour réaliser la carpe, la lamproie ou la raie « à la Bourgogne » que l’on trouve dans Les Soupers de la Cour (1755), l’auteur, Menon, préconise l’emploi de vin de Bourgogne. Mais sa « crème à la Bourgogne » est un type de riz au lait aromatisé au citron vert et à l’eau de fleur d’oranger, et sa « panade à la Bourgogne » est à base de riz, de mie ou de chapelure de pain et de bouillon de viande. À l’inverse, ses lapereaux mouillés au vin de Bourgogne sont simplement dits « en matelote ». Difficile de s’y retrouver, d’autant qu’un autre texte de ce même Menon (La Nouvelle Cuisine, publié en 1742) présente une « poularde à la Bourguignote » pour laquelle est requis l’emploi d’un demi-verre de vin de Champagne…
Bien que la règle soit loin d’être absolue, « à la bourguignonne » en vient, au XIXe siècle, à désigner des préparations où intervient du vin rouge. Certains auteurs se font même très précis quant à la provenance du vin : en 1835, l’illustre Antonin Carême évoque une sauce « à la bourguignotte » à base de vin de Volnay (L’Art de la cuisine française au XIXe siècle, tome III). Les haricots rouges d’Urbain Dubois et Émile Bernard (La Cuisine classique, édition de 1868) ainsi que la carpe du Grand Dictionnaire de cuisine d’Alexandre Dumas (1872), eux, n'entrent pas dans de tels détails géographiques.
Bourguignon depuis 150 ans
Il faut attendre 1867 pour repérer la première mention du « boeuf bourguignon » dans le Grand Dictionnaire universel de Pierre Larousse. Quant à la façon de le préparer, le cuisinier Auguste Colombié en livre sa version en 1898 via la revue Le Monde moderne, l’une des plus anciennes dont nous disposons : des dés de boeuf de trois centimètres de côté coupés dans de la pointe de culotte; flambés au cognac, mouillés au vin rouge de Bourgogne et au bouillon; deux heures de cuisson au four, en cocotte; on ajoute des champignons de Paris, des échalotes et du lard ; le tout est laissé à cuire encore trente minutes. Même si des variantes existent, parfois importantes, le boeuf bourguignon devient alors un incontournable du panthéon culinaire français. On s’en étonnera peut-être mais ce n’est qu’ensuite qu’il accédera, progressivement, au statut de spécialité régionale ■