Citron, orange amère, combawa clémentine… les agrumes ou ont du peps sur la Côte d'Azur
Sur la Côte d’Azur, entre Menton et Vallauris, un petit groupe de producteurs passionnés redonne vie aux agrumes qui poussent naturellement sur cette terre bénie : oranges amères, limes, cédrats, bergamotes, yuzu… Le fruit de leur travail nous donne de l’énergie !
Sur les hauteurs de Menton, le soleil tape fort, même en plein hiver, et la vue sur la mer est imprenable. Laurent Gannac, pépiniériste et fondateur de La Maison du Citron, en 1988, s’est installé sur ces collines en pente raide. En chapeau de paille, simple chemise et lunettes noires, il travaille ce matin à la préparation d’un nouveau terrain où planter des citronniers. « Je viens du Lot. Je suis arrivé ici après une formation en agronomie et en horticulture en Corrèze, à Antibes et à Lyon », se souvient-il en scrutant ses vergers en terrasses bénéficiant d’un climat unique, sa voix chaude allant de pair avec le paysage qui paraîtrait presque estival. « Je me suis vraiment intéressé à la Riviera quand j’ai fait un stage à Èze-bord-de-mer. Quand j’ai vu la palette végétale qu’il était possible d’avoir ici, ça m’a rendu fou – j’ai découvert qu’en France, nom d’un chien, il y avait ce petit endroit où l’on pouvait collectionner, planter, faire des jardins avec une végétation quasi tropicale. » Laurent a d’abord travaillé dans l’aménagement de jardins. À chaque fois qu’il rapportait des citronniers, ses clients de la région lui demandaient: « Ce sont des citrons de Menton ? » « Je ne savais pas trop ce que ça voulait dire », avoue-t-il en souriant. « Et puis j’ai découvert l’histoire particulière du citron à Menton. »
La ville est en effet réputée pour ses beaux fruits d’or, à l’exceptionnelle douceur, depuis des siècles. D’où sa décision de défricher de nouvelles parcelles pour planter des arbres à Menton : 80 % de citronniers et 20 % d’agrumes divers et avocats, depuis 1991. Aujourd’hui, sur cinq terrains représentant au total environ 23 000 m2, Laurent Gannac possède près de 700 arbres et produit 12 tonnes d’agrumes par an.
Citron Menton ou citron de Menton ? Mais alors, qu’est-ce qui fait la particularité du citron de Menton, et pourquoi est-il si doux ? « L’appellation ‘’citron de Menton’’ est un peu trompeuse. Il ne faut pas s’emmêler les pinceaux. L’IGP Citron de Menton, qui existe depuis 2015, regroupe cinq variétés différentes, dont le véritable citron Menton, la vieille variété mentonnaise, ou plutôt la résultante de plusieurs siècles de culture ici. Elle a été régénérée par l’Inra de Corse après des prélèvements sur de vieux arbres authentifiés », précise ce planteur infatigable, devenu aussi pépiniériste. Ses fruits sont assez variables. Ils peuvent être énormes – un citron Menton peut peser jusqu’à 1 kg, « mais malheureusement ce type de calibre est écarté du cahier des charges de l’IGP, regrette-t-il. Il peut aussi être assez difforme, parfois très arrondi, avoir une peau lisse ou plus
cabossée, fine ou très épaisse, mais toujours totalement dénuée d’amertume. Le taux de sucre de la pulpe est assez élevé, son acidité est modérée. Le fruit est donc agréable à consommer tel quel, en tranches fines avec l’écorce, qui renferme beaucoup plus de principes actifs que la pulpe. »
Laurent Gannac ne produisant que des agrumes bio,
leur zeste se mange sans crainte. « L’Europe, sur tous les agrumes et particulièrement les citrons, considère que l’écorce n’est pas la partie consommable et tolère des doses de pesticides 50 fois supérieures à ce qui est toléré sur la pomme. Il y a cinq fois plus de résidus de pesticides dans la pulpe d’un citron que dans la chair d’une pomme traitée. L’agrume espagnol, à forte dose, est un produit dangereux», avertit le producteur. Au-delà des traitements, il est important de privilégier la filière nationale car les agrumes français sont d’une fraîcheur remarquable, qui garantit leurs parfums et leurs bienfaits. « Nous expédions dans toute la France des agrumes vendus sur le site de La Maison du Citron, que j’ai développée avec mon fils Adrien. Ils sont cueillis le matin à la demande, jamais réfrigérés, et expédiés immédiatement. ».
Laurent Gannac est un oiseau rare, car il nage à contre-courant de la tendance actuelle: il vise les 1 000 arbres à terme, alors que le secteur de l’agrumiculture française est en net déclin. Maurice
Tamonte, producteur de Vallauris connu pour ses clémentines, ancien chef de service de la Chambre d’agriculture et véritable puits de science, se souvient bien de la grande époque des fruits d’or de la Côte d’Azur. « Dans les années 1960, il y avait des agrumes à profusion dans les Alpes-Maritimes », se rappellet-il, l’oeil vif et clair, en buvant son café avec sa femme Jacqueline qui acquiesce discrètement. «Dans tout le département, on est passé, pour les agrumes en général, de 5 000 à 500 ou 600 tonnes par an au maximum. L’urbanisation s’est installée dans les zones les plus chaudes. L’agrume a besoin de ces zones, les deux sont donc en concurrence directe. » La disparition des arbres a été progressive mais rapide. « On a perdu des arbres avec le gel de 1971, puis celui de 1985 ; les propriétaires n’ont pas replanté, les terrains ont été vendus et ont pris de la valeur. Les feux de forêt passaient comme par hasard sur toute la colline, parfois quatre fois dans la même journée! Et les cultures étaient immédiatement remplacées par des villas. »
La clémentine de Vallauris
Ce matin, il pleut, mais ce n’est pas ce qui va empêcher les Tamonte de travailler, on est en pleine saison. Sur le chemin sinueux de leurs plantations de 5 000 m2 qui dominent la ville de Vallauris, Maurice explique : « Notre terrain est de petite taille, et pourtant nous sommes devenus l’une des plus grosses exploitations des Alpes-Maritimes. Vallauris était considérée comme la capitale de la clémentine il y a
encore 35 ans, il y avait entre 7 et 10 hectares de clémentiniers, et aujourd’hui, il n’y a plus rien ou presque. Ce qui est fou, c’est qu’il y a de la demande ! On a un manque d’approvisionnement chronique en fruits en France. On consomme environ 300000 tonnes par an de clémentines uniquement ; la Corse, principale productrice aujourd’hui, fait dans les 30 000 tonnes au mieux. »
Le verger des Tamonte en met plein la vue : les arbres serrés sont remplis de fruits qui brillent comme des boules de Noël, les feuillages piqués de jaune, d’orange pâle ou d’un orangé plus soutenu se succédant à perte de vue. Il y a surtout des citronniers et des clémentiniers, mais aussi des kumquats, des pomélos et des oranges. Le terrain est accidenté mais Jacqueline est parfaitement à l’aise. Cela fait plus de 30 ans qu’elle cueille seule les fruits de leurs 250 arbres, se contorsionnant sous les branches pour ne pas laisser le moindre agrume derrière elle. D’un geste sûr et précis, elle vide les arbres à toute vitesse, sans sécateur. Les clémentines, en fin de saison, se font plus petites tandis que les citrons sont pour beaucoup encore verts. « Les plus petites clémentines intéressent certains clients », explique-t-elle sans s’arrêter de cueillir. « Ils les plongent dans du chocolat fondu, les laissent refroidir puis les mangent comme des friandises. » Maurice aide sa femme à récolter depuis 2008, année de sa retraite. Quand les caissettes de fruits des Tamonte sont pleines, Jacqueline va les vendre au marché de Cannes trois fois par semaine. Le couple fournit aussi quelques marchés provençaux et des supermarchés locaux qui privilégient les agrumes produits localement et non traités : l’exploitation des Tamonte fait partie du GIE
Agrum’Azur, qui réunit huit producteurs implantés entre Menton et Vallauris n’utilisant aucun pesticide. Ils font partie des derniers « gros » de la région, défendant comme ils peuvent leur production, leurs terres et leur savoir-faire. Mais jusqu’à quand ?
Le dernier des Mohicans
Pépiniériste exubérant, basé sur les premières collines de Nice, le long du Var, Sébastien Fossat s’interroge. À 46 ans, il est le dernier héritier de l’entreprise familiale et parle de ses agrumes avec passion. Son père Paul et sa mère Marcelle sont tout aussi énergiques, et ils livrent, à trois, leur histoire dans une joyeuse cacophonie en sirotant la délicieuse liqueur de mandarine faite maison. La famille Fossat est dans l’horticulture depuis 400 ans et s’est spécialisée dans la production d’agrumes remarquables et la taille des arbres fruitiers, des domaines d’expertise devenus rares. On remarque immédiatement, en observant un oranger taillé par
« C’est un vrai musée ici, vous allez voir des choses que vous n’avez jamais vues ailleurs ! »
Sébastien Fossat
Sébastien, l’uniformité parfaite de l’écorce et la charpente de l’arbre, dont la forme naturelle se révèle de façon harmonieuse, à la fois solide et gracieuse. Ce n’est pas un simple choix esthétique: « Cette façon de tailler, c’est ma signature. Elle est idéale pour assurer la bonne croissance de l’arbre et sa productivité tout en permettant de récolter les fruits
facilement, car ils sont accessibles », s’enorgueillit Sébastien. Il y a en effet à l’intérieur de ses serres, dont les portes d’entrée sont cadenassées, des arbres et des fruits qui abritent des centaines de « sujets » tout à fait étonnants. Celui qu’on surnomme parfois « le dernier des Mohicans » nous en révèle les trésors. « C’est un vrai musée ici, vous allez voir des choses que vous n’avez jamais vues ailleurs ! », lancet-il en passant devant un étonnant cédrat-orange, effectivement unique en son genre. « Une création
du grand-père », précise Sébastien, qui a depuis été chouchoutée de génération en génération. Plusieurs variétés de citron-caviar, du combawa si parfumé qu’un seul gramme de son zeste équivaut à celui de trois fruits standard, d’étonnants « citrons-poires », des oranges au goût de vanille, des limes digitées ou orange vif, de spectaculaires mains de Bouddha… L’endroit donne le vertige. Et c’est sans compter les milliers d’arbres de grand calibre qui tapissent la colline un peu plus bas.
La nature reconquiert les jardins
Les municipalités de la Côte d’Azur, les particuliers et même le palais princier de Monaco s’arrachent les créations végétales de Sébastien Fossat. Quant aux fruits produits par ses arbres, il les vend aussi à quelques clients sur place et aux grands chefs d’ici et d’ailleurs, dont Alain Passard. Pourtant, le pépiniériste a du mal à trouver des jeunes à former pour prendre sa suite. « C’est un métier de passion qui ne rapporte plus grand-chose, explique-t-il, et les jeunes n’ont plus envie de faire des boulots aussi difficiles. J’espère qu’un jour, qui sait, mes enfants continueront à faire vivre ce patrimoine.» Si l’avenir de l’agrumiculture paraît de plus en plus compliqué dans les Alpes
Maritimes et en France en général, elle pourrait prendre une autre forme, plus citoyenne. Les grandes exploitations disparaissent au profit des jardins de particuliers, mais ceux-ci n’arrachent pas nécessairement les arbres. Le Nérolium, la coopérative agricole de la commune de Vallauris-Golfe-Juan, rassemble ainsi une quarantaine de familles productrices de fruits et de fleurs de bigaradier issus de leur jardin. Comme aime le répéter Renée Pugi, la directrice du Nérolium, « Les petits ruisseaux font les
grandes rivières.» Certains poursuivent une vieille tradition familiale en répétant ces gestes chaque année, d’autres s’y sont mis en s’installant dans la région, prenant plaisir à faire vivre le patrimoine local.
Agrumiculteurs amateurs
Sur les hauteurs de Golfe-Juan, un couple de retraités très actifs est ainsi tombé dans l’agrumiculture un peu par hasard. Tony et Gislaine Damiano rêvaient d’ouvrir une maison d’hôtes sur le terrain hérité du père de Tony. La propriété, justement baptisée la Bigarade, est un petit coin de paradis. Le jardin en terrasse abrite 80 orangers amers, quelques citronniers, pomélos et clémentiniers qui étaient déjà là depuis longtemps quand la parcelle a été achetée, en 1941. Les Damiano ont rapidement été
dépassés par l’abondance des fruits produits par leur jardin: 800 kg à 1 tonne d’oranges amères par an, sans compter les autres agrumes. Le couple a obtenu la certification bio pour tous ses arbres et s’est mis à vendre des fruits, des confitures et autres spécialités
maison. « Nous faisons les marchés de novembre à fin mars, nous suivons les fruits, ce sont eux qui décident
des dates », raconte Gislaine qui adorait jouer à la marchande quand elle était petite… Quand on commence à s’intéresser aux agrumes, on a vite envie de diversité. Tony et Gislaine ont commencé à collectionner les espèces et variétés. Ici, un magnifique combawa acheté chez Sébastien Fossat, là, un bien joli yuzu, des oranges sanguines, des limes de Tahiti… Comme quoi, la production d’agrumes de la Côte d’Azur change et évolue, mais n’est pas forcément vouée à disparaître. En regardant son jardin et la Méditerranée en toile de fond, Tony livre doucement ce qui pourra, peut-être, faire perdurer ou renaître l’agrumiculture locale : « C’est notre patrimoine. Quand j’étais gamin, on jouait ici, on courait entre les arbres, on cueillait les agrumes, mais on ne se rendait pas compte de l’importance de tout ça. C’est maintenant que j’en ai conscience. Et avec le changement climatique, la nature qui est malmenée dans tous les sens, c’est d’autant plus précieux. »