La blancheur de la route
suite à une péripétie ou simplement par lassitude, il arrive qu’il devienne trop dur d’être soi, et que l’on développe des stratégies pour mettre en suspens, plus ou moins longtemps, l’injonction de l’identité, parfois trop pressante en ces temps caractérisés par l’individualisme sauvage. Ces stratégies, le sociologue français David Le Breton en fait l’inventaire dans son dernier livre, paru au printemps aux éditions Métailié, Disparaître de soi, une tentation contemporaine.
DANS LA VIE,
A ses yeux, la dépression ou le burn-out, mais aussi la toxicomanie ou l’anorexie, les pratiques maniaques ou la disparition sans laisser d’adresse, sont autant de «sas», auxquels nous recourons pour relâcher la pression, se retirer du monde et se défaire de la pénibilité d’être soi, dans une société où «exister ne suffit plus», où il faut «sans cesse témoigner de la capacité d’agir par soi-même» et de donner du sens à sa vie.
UNE PAUSE POUR SE RECONSTRUIRE
Il est intéressant de suivre David Le Breton qui constate que, dans notre culture, le blanc est bien souvent la couleur qui accompagne la déprise de l’identité. Témoin, l’oeuvre de l’écrivain Robert Walser, dont les personnages se distinguent par leur recherche d’insignifiance, et où la neige immaculée est souvent le lieu de l’aboutissement de cette quête. Témoin aussi, le retranchement de la poétesse Emily Dickinson, marquée par l’affaiblissement de sa mère et la disparition de proches, qui finit par refuser tout contact avec l’extérieur, s’habille de robes blanches et s’enferme dans une chambre de la maison familiale, décorée de lys.
David Le Breton qui précise aussi que les comportements en question, s’ils sont souvent dangereux et même parfois fatals (prenez le destin tragique de Christopher Mc Candless, héros d’Into the Wild), ne sont pas tant une fuite ou un anéantissement de la vie qu’une suspension, une respiration qui laisse possible le retour, la renaissance, le nouveau départ. L’état de blancheur, généralement, est une «pause pour se reconstruire», nous explique le sociologue.
Le hasard veut que le blanc soit la couleur dominante de ce quatrième numéro de Roaditude. Les routes que nous y évoquons sont tantôt de glace, tantôt de terre, tantôt de bitume. Mais elles sont toujours soufflées par le vent, et blanchies par la neige qui les recouvre. Une neige qui vient estomper, voire effacer, l’évidence de leur tracé. Les routes du Grand Nord participent en effet de la disparition. Les emprunter, c’est risquer de ne plus voir où l’on va; c’est risquer de se perdre. Leur potentiel est donc autant métaphysique que géographique. Et si la grande mode actuelle du road trip hivernal en Islande n’avait d’autre origine qu’un immense besoin de respirer, de brouiller radicalement les pistes, pour prendre l’élan d’une trajectoire nouvelle, alors que nous assaillent les tensions et l’austérité?
TESTER ET AFFÛTER NOTRE IDENTITÉ
Contre notre attente, dans son livre, David Le Breton parle assez peu de la route, même s’il s’arrête sur l’errance des SDF, et évoque Nicolas Bouvier, pour qui le voyage est «un exercice de disparition». Pourtant, à divers égards, le «goût de l’asphalte» (pour reprendre le titre d’un article du magazine Grazia paru cet été) a tout de ces comportements à fort enjeu identitaire que s’attache à décrire David Le Breton. Entre vous et moi, nous serions même tentés de penser qu’il en constitue l’une des variantes les plus porteuses. Entre la noirceur du bitume et la blancheur de la neige, jamais la route n’est pareille à elle-même, toujours elle se dérobe à la forme qu’on lui suppose. Si «la route, c’est la vie», comme disait Jack Kerouac, ce n’est pas seulement parce qu’elle est un temps et un parcours, c’est parce qu’elle est une expérience sans pareille qui nous absorbe, et nous donne l’occasion, au gré des découvertes et des péripéties, de tester et d’affûter notre identité – tout en continuant d’avancer.
Bonne lecture, et merci de prendre la route avec nous!
– Laurent Pittet, Rédacteur en chef
laurent@roaditude.com