Jack London, l’appel de la route
« ROI DU TRIMARD », « COMÈTE », « VAGABOND
C’est ainsi que se définit London dans La Route, récit autobiographique qui relate son errance de 20000 km à travers l’Amérique, lors de l’année 1894. Né en 1876, cet intrépide voyageur fit de sa vie un véritable roman d’aventures, au point que l’un des plus grands critiques américains, Alfred Kazin, écrira de lui: «La meilleure histoire que Jack London n’ait jamais écrite est l’histoire qu’il a vécue».
ROYAL »…
Issu d’une famille modeste, celui qui a déjà été «pilleur d’huîtres», marin et pelleteur de charbon, décide en 1894 de démissionner de son travail dans une centrale électrique d’Oakland qui l’exploite pour un salaire de misère. Alors tout juste âgé de 18 ans, London rejoint un détachement de chômeurs et de vagabonds, «l’armée du General Kelly», qui se dirige vers Washington pour protester contre leurs conditions de travail.
Après quelques mois, il se sépare du groupe et s’élance seul sur les routes pour «trimarder». Boston, Baltimore, Washington, New York, Ottawa, Vancouver… Ce sont ses pérégrinations qu’il partage avec nous dans La Route.
RÉCIT ÉDUCATIF ET SOCIOLOGIQUE
Dans ce récit, les intentions de l’auteur sont claires: il ne s’agit pas simplement de relater ses aventures mais aussi de faire notre éducation à propos de la vie sur la route, de ses pratiques, de ses codes, de son langage et de ses hiérarchies. On y apprend ainsi l’argot des vagabonds, la façon de monter à bord d’un train en cachette (et surtout d’y rester), la différence entre tramp, hobo et bum.
Et pourtant, si London cherche à partager son savoir, ce n’est pas là le motif principal de ses errances. Comme chez tous les écrivains de la route, de Walt Whitman à Nicolas Bouvier, on retrouve cet appel lancinant, ce besoin irrépressible de mouvement: «Je brûlais le dur parce que je ne pouvais faire autrement […], parce qu’il me répugnait de moisir sur place, parce que, ma foi, tout simplement… Parce que cela me semblait plus facile que de m’abstenir».
C’est bien ce besoin viscéral de mouvement qui fit de ce livre un témoignage précieux pour la Beat Generation. La structure même du récit n’est pas sans rappeler Sur la Route de Kerouac, tant les voyages se succèdent et font ressentir au lecteur la vitesse et l’épuisement de la route, l’immensité du continent américain.
INTO THE WILD
Croc-blanc, L’appel du monde sauvage, Une odyssée du Grand Nord, Le silence blanc… Jack London demeure pour des générations de lecteurs l’écrivain du Grand Nord par excellence. Dans ses récits, la route y est réduite à une trace de traîneau dans la neige, semblable au tracé créateur du stylo de l’écrivain sur une page blanche, et la nature prend une forme très particulière, celle d’immensité immaculée, réduisant l’univers à deux espaces possibles: la route/trail sur laquelle est l’homme, et le wild hostile et menaçant qui l’entoure et se referme sur elle. Il y a là un embryon de route qui cristallise l’une des problématiques identitaires américaines: la lutte contre une nature indomptée que doit briser l’homme par le mouvement, afin de s’en rendre maître.
Cette thématique, qui sillonne l’histoire du continent depuis l’arrivée des premiers colons jusqu’aux grands travaux d’aménagement du territoire, est typiquement américaine dans son essence. Le mouvement y est synonyme de vie, motif qui revient régulièrement dans la littérature, et la route en est le vecteur.
LA DERNIÈRE FRONTIÈRE
Un autre aspect intéressant de cette écriture de la route est le rappel du motif de la frontière. Comme le remarqueVanessa Gault: «L’espace mythique de la frontière, entré en littérature avec Fenimore Cooper, se situe normalement à l’ouest du territoire américain. Mais à l’époque de London, les frontières sont fermées, y compris celle où il est né, la Californie. Le territoire américain s’étend d’un océan à l’autre; la geste des pionniers a pris fin. Pourtant, lorsque la ruée vers l’or entraîne des milliers d’hommes vers la nature inhospitalière du Grand Nord, London y voit un nouvel avatar de la frontière, cet espace ouvert, où des pionniers luttent contre une nature titanesque. […] Le Klondike est donc vécu dans l’imaginaire collectif comme la dernière frontière […]».
Le Klondike se situe au Canada? Qu’à cela ne tienne! «À l’époque, les pionniers eux-mêmes considèrent que leur ruée vers l’or aurait dû avoir lieu sur le territoire américain, car elle est clairement américaine dans son essence», explique Vanessa Gault.
C’est là que l’apport de London à la notion de route devient crucial: ici, ce ne sont pas les frontières qui définissent l’espace, mais une sorte d’espace mental alternatif proprement américain qui fait qu’une telle entreprise ne peut qu’être américaine, que ce mouvement, que ces valeurs ne peuvent être autre chose et que, par conséquent, l’espace lui-même ne devrait être considéré autrement qu’un espace proprement américain. Il y a un renversement de la perspective selon laquelle c’est l’espace réel qui impose son identité. Ici, c’est l’espace mental qui opère une sorte de transformation par le biais des valeurs et s’impose au réel: le mouvement des pionniers étant par essence américain, le territoire traversé est lui-même contaminé par cette nature américaine. C’est là une idée très forte du lien entre identité américaine et espace géographique, où la route fait figure d’objet inséminateur.
Aventurier écrivain, Jack London fascina des générations de lecteurs. Sa vie et son oeuvre eurent un impact indéniable sur l’imaginaire américain de la route et du Grand Nord. La publication récente de ses oeuvres complètes à la Bibliothèque de la Pléiade est une invitation à redécouvrir l’oeuvre de ce vagabond royal qui déclarait: «J’aime mieux être un météore superbe plutôt qu’une planète endormie. La fonction de l’homme est de vivre, non d’exister. Je ne gâcherai pas mes jours à tenter de prolonger ma vie. Je veux brûler tout mon temps.»=
Jack London,
Alfred Kazin,
Vanessa Gault,