Motel Phoenix
Figurez-vous qu’en mai passé, votre serviteur s’est rendu sur le toit d’un motel à l’abandon, à Bevaix, en Suisse, avec deux acolytes (qui se reconnaîtront), pour en démonter les cinq lettres néon emblématiques, et les sauver d’une destruction annoncée. À l’heure où vous lisez ces lignes, le bâtiment n’est sans doute plus que poussière, et dans quelque temps, un centre commercial aura pris sa place.
Partout dans le monde, les motels ferment, tombent en ruine, disparaissent. À San Luis Obispo, en Californie, le fameux Milestone Mo-Tel, construit en 1925 et reconnu comme le premier «motor hotel» de l’histoire, est vide, quasi à l’abandon, son terrain ne servant plus qu’à accueillir les voitures des employés du grand inn voisin, venu lui faire irrémédiablement ombrage. Son fameux sign est encore là, confirmant bien qu’il s’agit du «First Motel in the World», mais la scène, il faut le reconnaître, ne ressemble plus à rien.
EN MOUVEMENT
En 2003, dans son fameux essai Lieu commun, Bruce Bégoût, que nous avons eu le plaisir de rencontrer (lire en page 38), expliquait à quel point le motel était emblématique d’une mutation fondamentale de la société contemporaine. L’homme n’est plus sédentaire, il se met en mouvement, au point d’effacer ses centres et de se fondre dans le flux des réseaux. Mais la vitesse a augmenté, le mouvement s’est emballé, contraignant les réseaux à évoluer (jusqu’à prendre les airs), laissant les motels au bord de routes que plus personne n’emprunte.
Cette histoire du motel, de son apparition à sa mort, Laurent de Sutter nous la raconte dans l’essai qui constitue le coeur de ce numéro (page 22). Reste à expliquer pourquoi nous avons décidé de nous intéresser à quelque chose qui est tombé dans l’«insignifiance», de laquelle on ne peut plus qu’«éprouver la nostalgie», selon les dires du philosophe? Cette nostalgie, justement, est parfois puissamment fertile – on le voit avec le disque vinyl, dont le retour en grâce n’a rien d’anecdotique.
UN HAVRE DANS LA VILLE
Il y a, rue Eddy à San Francisco, un motel de 1956 dont le nom est désormais providentiel: Phoenix. Disons-le, il ne s’agit pas d’un spécimen orthodoxe, tant il est vrai qu’il est en ville (plutôt qu’en bordure de route), et qu’il n’offre pas de parking privatif avec accès direct à la chambre. Néanmoins, on y retrouve cette esthétique et cette ambiance si caractéristiques. Racheté en 1986, il est devenu un haut-lieu de culture grâce à son immense parking susceptible d’accueillir les «tour bus» des plus fameux groupes de rock’n’roll (à propos de tournées, lire l’article de Bernie Wildisch en page 70).
Aujourd’hui, le Phoenix est un lieu de vie, où les voyageurs et les voisins se retrouvent, tantôt pour un verre ou un repas, tantôt pour un yoga, tantôt pour un concert ou une soirée festive. Un havre dans la ville, qui se nourrit de la simplicité essentielle des lieux – une simplicité, en rupture dans l’effervescence de la mégalopole moderne, source ici de détente, d’ouverture d’esprit et de créativité. La preuve que, si le motel ne «sert» plus à rien, son génie n’est pas, partout, complètement éteint, et peut renaître sous des formes inattendues. Le motel est mort – vive le motel!
Bonne lecture, et merci de prendre la route avec nous!
– Laurent Pittet, Rédacteur en chef
laurent@roaditude.com