Le commun des motels
LA RÉFLEXION DE L’ÉCRIVAIN ET PHILOSOPHE
autour du motel, couchée dans son livre Lieu commun (Allia, 2017), après quelques prémisses dans Suburbia (Incult, 2013), est née d’une «expérience personnelle et américaine», nous dit-il, attablé dans une grande brasserie du quartier européen de Bruxelles. Durant les années 90, alors qu’il est assistant à UCLA, il a sillonné les routes «du Maine au Texas, de la Floride à l’état de Washington» en voiture ou en bus Greyhound, dès que son temps libre le lui permettait, et a trouvé dans les motor hotels bien plus qu’un point de chute: un point d’observation du quotidien de l’Amérique et de la relation ambivalente qu’elle perpétue avec ses marges. Entre philosophie, ethnographie et observation participante, Bruce Bégout éclaire cet icône de la culture US qu’est le motel, «point de rencontre des deux besoins essentiels de la civilisation américaine: la mobilité et le confort», un «espace transitif et mobile où prédomine la perte du lien avec le monde.»
BRUCE BÉGOUT
LÀ OÙ IL N’Y A RIEN, IL Y A QUELQUE CHOSE
«Le motel nous permet ainsi de jeter une certaine lumière sur la fondation plurielle de la sociabilité urbaine dans le monde contemporain, en dégageant quelques figures exemplaires, en dépit de leur marginalité et de leur bassesse, du fait social. [Il offre] à la société un morceau éclaté de miroir où elle peut se regarder en face, sous une forme plus fruste que celle qu’elle aspire habituellement à produire et où, justement, par une exigence trop grande de représentativité, elle se défigure.» Ce passage tiré de Lieu commun dit l’essence du motel mais aussi celle d’une certaine fascination pour les à-côtés du bitume, cette vie grouillante, extérieure et intérieure, réflexive. Il donne les premières pistes d’une philosophie du quotidien, des objets, de la banalité, du trivial, «tout cet environnement quotidien qui, la plupart du temps, passe inaperçu, commente pour nous le philosophe, et qui peut être au fond, un miroir de ce que nous sommes. J’ai voulu ramasser ce que les hommes ne veulent pas considérer d’un point de vue architectural: les enseignes, les stations services, les parkings et les motels qui hantent les bords de route et en façonnent la culture. Là où il n’y a rien, il y a quelque chose.»
Mais quoi? Que recèlent ces lieux émaciés, conçus de manière générique pour être investis et désinvestis mécaniquement? «Ils vont être le lieu de tous les trafics (de drogues, d’alcool, de sexe…), de règlements de comptes, de rencontres adultères. C’est un underworld qui s’y constitue. Des études sociologiques dans les années 1930 montraient déjà que la majorité des résidents de motel le sont sous un faux nom. Ce lieu a engendré une fantasmatique comme une architecture de l’inconscient qui révèle des formes cachées de l’humain.»
POÉTIQUE DES MOTELS
Dès la naissance du motel, dans les années 1920, sa fonctionnalité a été mise en exergue. On se gare, on entre, on dort (ou pas), on sort, on redémarre. Bruce Bégout y voit une incarnation de ce qu’il appelle «le génie américain du pratique, du quotidien. C’est l’art du quotidien loué dans les textes philosophiques de Ralph W. Emerson ou Henry D. Thoreau. C’est une machine fonctionnaliste qui facilite le mouvement du quotidien sans s’appesantir dans un décor trop riche ou trop référencé historiquement. Ce mouvement s’est accéléré dans les années 1950.» À une architecture qui répond à des besoins élémentaires font échos des chambres qui répondent à des besoins pratiques: un décor froid et fonctionnel fait de quatre murs, un lit, une salle de bain, formant un tout standardisé, reproduit insensiblement d’un motel à l’autre: «Ces éléments, toujours les mêmes, forment des attendus. Une uniformité qui est comme une grammaire, une syntaxe du lieu et qui rappelle la cellule du moine.» Lieu d’expérience esthétique, sexuelle et criminelle, le motel serait donc aussi un espace de méditation? «Quand Simone de Beauvoir comparait les motels à des béguinages elle disait quelque chose de très juste, au-delà de la représentation visuelle. Le motel est un espace avant tout mental, de réflexion, où tout est fait pour revenir à soi. Mais l’homme est un être de désirs, il va les projeter sur la simplicité d’un décor qui, irrémédiablement, appelle à faire quelque chose d’autres. Les chambres de motel sont des lieux d’une fantasmatique très forte. On les décore de nos fantasmes». Formidablement mise en scène au cinéma ou dans des séries, de La Soif du Mal à Thelma et Louise en passant par Twin Peaks et Room 206, cette poétique des motels, présente dans le roman de Bruce Bégout L’Éblouissement des bords de route (Verticales, 2004) est peuplée de voyageurs, de touristes, de représentants de commerce, de petits boulots itinérants, de trafiquants, d’une population interlope façonnée par des représentations qui ont infusé notre esprit: «Le motel est le lieu de la marginalité géographique et sociale qui raconte la société dont elle tente de s’extraire.»
ESPACE PRIVÉ DE PUBLIC
Né d’une société du mouvement, du flux, le motel serait aussi ce qui, paradoxalement, permet de s’en extraire. «Ce n’est pas un lieu de socialisation, mais il y a des micro-sociabilités: on ne se retrouve que par hasard au distributeur de glace ou à la piscine. Il y a même des motels où il n’y a pas de parking commun, où on accède directement de sa porte à sa chambre pour réduire toute interaction. C’est aussi peut être la défiance protestante à l’égard de l’espace public. Au fond, comme l’habitacle de la voiture, la chambre de motel est un lieu à soi où l’on revient à soi, où l’on peut prendre de grandes décisions, etc. La chambre redonne une proportion dans ce monde immense que peut être le paysage américain. Il a un effet de réassurance. Mais il peut aussi y avoir quelque chose d’inquiétant, de mystérieux.» Devenu une icône de la route américaine, et un modèle difficilement transposable ailleurs, rivé à son hétérotopie, que raconte le motel sur la société qui l’a vu sortir de terre? «Il fait partie de sa grammaire, celle de l’architecture des bords de route. La culture de l’automobile, c’est encore une culture jeune, qui a cent ans. Le mobilisme universel et la culture du déplacement, c’est une forme qui va être amenée à évoluer, à se transformer. Notre vie quotidienne est tellement dans l’hyper sensorialité, l’hyper sollicitation des objets technologiques. Dans le motel, où il n’y a rien, il y aura toujours quelque chose de rassurant, de reposant. Le motel montre, dans la culture américaine méfiante et brutale, où l’autre est un étranger, une forme hybride de sociabilité, qui exhibe la fébrilité, la fragilité des interactions. Quand elles sont rares, elles sont plus intenses, surprenantes. Quand l’autre devient vite un intrus ou une curiosité, un bruit derrière le mur, une rencontre peut s’avérer passionnante ou déterminante, pour le meilleur ou pour le pire.»