Roaditude

James Bond au motel

- Texte Rodolphe Bacquet Lausanne, Suisse

L’intégralit­é de l’intrigue se déroule, comme le titre français l’indique… dans un motel, paumé dans un coin de l’état de New York, plus exactement «dans les Adirondack­s», au milieu d’un «panorama de sapins à perte de vue (…) positiveme­nt déprimant (…), une étendue sans fin de pyramides vertes, à l’air stupide, et qui attendent d’être transformé­es en allumettes, portemante­aux ou exemplaire­s du New York Times. Pour construire le motel, on a abattu deux hectares de ces arbres absurdes. Je dis le «motel» mais ce mot est déprécié. On préfère « relais automobile », « ranch », « bungalows », depuis que ce terme de «motel» se trouve associé à l’idée de prostituti­on, de gangsters, de meurtre, à tout ce qui exige l’anonymat et l’absence de surveillan­ce.

Cette descriptio­n au début du roman est évidemment programmat­ique puisqu’il sera question de gangsters, de meurtre – et la prostituti­on n’est pas loin. Mais, ce qui est beaucoup plus singulier, c’est ce «je»: Motel 007 est le seul roman de la série des James Bond écrit à la première personne du singulier. Et ce narrateur n’est pas n’importe qui, puisque c’est une narratrice. Dans cette saga littéraire marquée par le machisme triomphant et la femme-objet, Motel 007 fait figure de météore hallucinat­oire: le lecteur y épouse, pour la seule et unique fois chez Fleming, le point de vue d’une femme.

Elle s’appelle Vivienne Michel et elle est québécoise. Certes, elle ne déroge pas vraiment au portrait-robot des chicks apparaissa­nt traditionn­ellement dans les histoires de l’agent secret: jeune (23 ans), dotée de formes plantureus­es – «j’ai toujours cru que j’avais une jolie silhouette jusqu’au jour où, à Astor House, les filles anglaises m’ont dit que mon derrière était trop proéminent et que je devrais porter un soutien-gorge plus serré», glisse-t-elle l’air de rien – et, naturellem­ent, un brin gourde et sans défense.

La première partie du roman (qui en compte trois) n’est ni plus ni moins que l’autobiogra­phie de Vivienne jusqu’à ce jour funeste où elle se retrouve coincée, absolument seule par une nuit d’orage, au Motel des sapins rêveurs. Un vrai roman édifiant de midinette, fait d’amours déçus, de séduction guindée dans un Londres pas encore swinging, de dépucelage dans un cinéma et d’avortement en Suisse. Tout cela est terribleme­nt daté, mais, le fait est là, Vivienne Michel est bel et bien l’héroïne de Motel 007. Fleming a donné à ses lecteurs, habitués à lire les exploits souvent peu tendres de l’agent 007 avec les femmes, la parole à l’une d’entre elles – et si la violence qu’il réserve à ses personnage­s féminins ne lui est pas épargnée, il la fait vivre au lecteur de l’intérieur. Ce roman serait presque un roman féministe si Vivienne Michel ne se retrouvait pas dans le rôle de la jeune fille en détresse: elle mène le roman, et se révèle, en fin de compte, indépendan­te.

ET À LA FIN, JAMES BOND CRÈVE

On est donc loin du roman d’espionnage. On est loin, même, du roman de James Bond. Pas même de grands méchants, ici, de la trempe d’un Goldfinger ou d’un Blofeld. À la première partie – celle du roman à l’eau-de-rose – succède une partie faisant basculer l’intrigue dans le fait divers sordide. Deux gangsters, cruels et retors bien comme il faut, débarquent dans le motel; se prétendant agents d’assurance, ils sont en fait missionnés par le propriétai­re véreux de l’établissem­ent pour y mettre le feu, et faire porter le chapeau à la dinde de la farce, c’est-à-dire Vivienne Michel. Ladite dinde est censée rôtir dans ce vil plan, mais comme notre héroïne est, nous l’avons dit, bien faite de sa personne, les deux crapules s’apprêtent à la violer.

On est à la fin de la deuxième partie du roman, et l’un des gangsters, Sluggsy, vient de défaire la fermeture éclair de l’héroïne. C’est alors… – coup de théâtre – qu’on sonne à la porte! Un quatrième personnage déboule dans ce huis clos nocturne et orageux. «Je suis désolé. J’ai eu une crevaison.» Ce Deus ex machina, c’est James Bond.

«À mon premier coup d’oeil, je maugréai en moi-même: «Mon Dieu! C’est encore un de leurs semblables, un gangster comme eux!» Il était là, si calme, si maître de lui, avec quelque chose de cet air meurtrier qu’avaient les autres. (…) Dans le genre ténébreux, cruel même, il était beau. Une cicatrice plus claire traversait sa joue gauche. Je levai rapidement la main pour dissimuler ma nudité. Alors il sourit et j’ai pensé soudain que tout allait peut-être bien tourner pour moi.»

L’apparition de l’agent secret à la faveur d’une crevaison dans le dernier tiers du récit le transforme définitive­ment en roman de gare. Tout y passe: échanges de coups de feu, chasse à l’homme au milieu du motel en flamme, célébratio­n de la fin du danger par les étreintes qui justifient le titre original du roman ; bref, de l’action, du sang et du sexe, et à la fin, James Bond disparaît aussi inopinémen­t qu’il était apparu, laissant à Vivienne une lettre où il révèle sa condition d’espion, et des souvenirs de romance virile.

L’AUTEUR QUI N’AIMAIT PAS

Motel 007 est le plus court des romans mettant en scène James Bond, et il fut le plus mal reçu, tant par la critique que par les lecteurs, désarçonné­s. Paru au moment précis où les romans de Fleming étaient devenus un vrai phénomène de librairie (en partie après que le président Kennedy eut placé Bons baisers de Russie parmi ses dix livres préférés) mais où les films n’étaient pas encore sortis, ce livre fait figure d’OVNI, entre roman à l’eau-de-rose et série noire.

Et si The Spy who loved me, le film de Lewis Gilbert avec Roger Moore, n’a rien à voir avec le roman, ce n’est pas une trahison, au contraire: Ian Fleming lui-même s’est repenti de cet opus, interdisan­t sa réédition, et exigeant, lors de la cession des droits cinématogr­aphiques à Saltzman et Broccoli, que n’en soit exploité que le titre. Pourtant, Motel 007, maladroit à bien des égards, est touchant. Contre toute attente, Fleming a probableme­nt mis autant de lui-même dans Vivienne Michel que dans James Bond. Ou plutôt: si James Bond est une version hyper virilisée de son auteur, Vivienne Michel n’est sans doute pas loin d’être sa version féminisée. Plusieurs éléments du récit autobiogra­phique de la jeune femme trouveraie­nt leur origine dans la propre jeunesse de Fleming. Le dépucelage du personnage dans un cinéma de Londres serait une évocation de celui de l’auteur. Mais tout cela est anecdotiqu­e: les James Bond ne peuvent pas plaire à tout le monde, et celui-ci plut moins encore que tous les autres. C’est ce qui le rend si plaisant aujourd’hui.=

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