ROUTES IMMÉMORIALES : VIE, MORT ET RENAISSANCE
« Nous, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » écrit Paul Valéry. Il est des routes légendaires qui survivent à la mort des empires qui les ont tracées ou empruntées. Organismes composés de terre
battue, de pierre ou de bitume, les routes naissent et meurent. Routes de l’ambre, du sel, du jade, de l’encens, du thé, de la soie…
Le nom des routes commerciales les plus anciennes soulève le rêve, l’imaginaire. Traversant à la fois l’espace et le temps, les continents et les siècles, certains axes ont résisté aux soubresauts de l’histoire, aux changements de régime, aux conquêtes, aux guerres, d’autres ont périclité, s’enfonçant dans un déclin irréversible après l’apogée.
Pierre dotée de vertus magiques, l’ambre donna son nom à une route commerciale dont l’existence est déjà attestée à l’âge du bronze. Reliant la mer Baltique à la Méditerranée, suivant les tracés des fleuves, la route de l’ambre continua à être florissante durant l’Antiquité classique, l’Empire romain, avant d’être délaissée. L’évolution des routes commerciales dépend d’une intrication de divers facteurs, géopolitiques, techniques, goûts et mentalités. Il n’est pas rare qu’une denrée vénérée pendant des siècles tombe en désuétude, que la fringale qu’elle suscitait passe de mode, condamnant les routes, les comptoirs à retourner à la poussière. La nature reprend alors ses droits, effaçant peu à peu le tracé que les hommes lui ont imposé.
ROUTE DU THÉ
Dans le panthéon des routes commerciales mythiques dotées d’une longévité exceptionnelle, la route du thé occupe une place d’honneur, aux côtés de la route de la soie. Les légendes concurrentes qui ont entouré la découverte du thé ont doté la boisson d’une dimension sacrée. Un des récits place la naissance du thé sous le signe de la sérendipité. L’alimentaire s’élève d’emblée au merveilleux, au religieux, au métaphysique. Au IIIème millénaire avant J.-C., Shen Nung demande à son serviteur de bouillir de l’eau. Shen Nung se trouvant au pied d’un arbre, le vent fait tomber quelques feuilles dans la tasse. Émerveillé par ce divin breuvage, il fait cultiver la plante dans toute la Chine. L’engouement pour le thé entraîne son négoce, le tracé de la fameuse route afin de l’acheminer vers le Tibet, le Sud de l’Asie, l’Europe ensuite. La subsistance de la route au fil du temps, sa modernisation sont soumises au critère de la popularité de la boisson. Une popularité qui fluctue, les tendances et les goûts subissant des mutations, des revirements.
Tant que la denrée se maintient, la route éponyme est-elle assurée de garder sa fonction, de se développer ? Les petits génies qui veillent sur le peuple des routes ont plus d’un tour dans leur sac. Si l’amour pour les routes du sel dure aussi longtemps que l’appétence pour cette matière, la marchandise peut disparaître sans compromettre l’existence de la route. Le produit déclassé fait place à un autre. Sans qu’il y ait besoin de miracles lazaréens, de métempsycoses, la route renaît. Elle ne ressurgit même pas de ses cendres, mais ailleurs, différemment, sous un autre visage.
ROUTE DE LA SOIE
C’est ce qui se passa pour la célèbre route de la soie. Tracée au IIe siècle avant J.-C., sous la dynastie Han, la route de la soie reliait Chan’an à Antioche, approvisionnant les Romains en étoffes, assurant le transport de soie, d’ambre, d’ivoire, de pierres précieuses, de lin. Empruntée par Marco Polo, elle entre dans son déclin dès le XIVe avant d’être abandonnée au XVe. Morte et enterrée ? C’est oublier que les axes légendaires n’abandonnent pas si vite la partie, que, patients, ils peuvent attendre des siècles avant de refaire surface.
C’est au XXIe siècle que le projet d’une nouvelle route de la soie voit le jour. Certes, de soie, il n’est plus question ; l’étoffe a été remplacée par l’informatique, la technologie. Dévastatrice pour l’environnement, la biodiversité, les humains et les non-humains, la renaissance s’inscrit dans une volonté de leadership, de mondialisation sauvage. Fortement contestée par l’Inde qui a lancé le contre-projet « route de la liberté » ( soucieux d’un développement durable ), par les associations environnementales, la nouvelle route de la soie implique la construction titanesque de réseaux routiers, ferroviaires, maritimes non respectueux des vivants et de la nature. Les génies qui veillent sur l’ancienne route de la soie ne vont-ils pas entraver ce méga-chantier et privilégier une renaissance de la silk road en accord avec sa philosophie première ? ( VB / Crédit photo : Adobestock, Cornfield )
Véronique Bergen est une écrivaine et philosophe belge, vivant à Bruxelles.
Docteur en philosophie, elle siège à l’Académie Royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique. Son dernier ouvrage, L’Abécédaire du Hard
Rock Market, avec Anik De Prins, est paru aux éditions Lamiroy en 2019.