La route nous fait de l’oeil
Rencontre avec Eric Alonzo, auteur de
L’architecture de la voie
En 2018, Éric Alonzo, professeur à l’École d’architecture de la ville et des territoires Paris-Est, Université Gustave Eiffel, retraçait dans un essai passionnant, richement documenté, l’histoire des conceptions architecturales, urbaines et paysagères des routes. Une balade érudite et édifiante au pays du beau.
Une plongée dans L’architecture de la voie. Histoire et théories d’Éric Alonzo nous fait traverser l’Empire romain, arpenter les grands traités d’aménagement et d’architecture des XVe et XVIe siècles, déambuler dans les jardins de Le Nôtre, au XVIIe siècle, assister à la naissance de la fonction d’ingénieur des ponts et chaussées, observer comment la révolution industrielle et l’arrivée de l’automobile va modifier la place de la route dans le paysage et les usages.
L’architecture est bien loin de se limiter aux érections de bords de route, aux structures monumentales. Sa relation avec la voie en tant qu’objet édifié et sujet de réflexion a été élastique au cours des siècles et elle a pris des chemins surprenants, fascinants. En analysant les hétérotopies de la route nées des partitions que l’humain a voulu appliquer à son environnement, ses déplacements, son activité, Éric Alonzo reconstitue les histoires des savoirs et des pratiques propres à l’architecte, au paysagiste, à l’ingénieur quand ceux-ci s’emploient à imaginer, concevoir, édifier les multiples incarnations de la voie: la rue, la route, les parkways, l’autoroute.
Roaditude – Vous placez la question architecturale sur quatre axes: le beau, le solide, l’utile et le situé. En tant qu’élément édifié, mais aussi en tant qu’objet de réflexion, comment la route y a trouvé sa place ?
Éric Alonzo – La triade canonique, en architecture, c’est: le beau, le solide et l’utile. Je rajoute le situé car, durant plusieurs siècles, cela a été de soi: les aménagements étaient tributaires de la configuration des lieux. Si l’on doit insister aujourd’hui sur le situé, c’est parce que les techniques de l’ingénieur, en se développant, se sont affranchies de ce rapport au lieu. Ce que j’ai tenté de montrer, au départ de mon livre, c’était que la voie relevait de l’édifié et donc, entièrement, de l’architecture. C’est très fortement le cas à l’époque romaine où les routes étaient considérées comme des ouvrages prestigieux, tout comme d’ailleurs les aqueducs et les égouts. Ils ont continué à fasciner durant l’âge classique en tant qu’illustres témoins de l’héritage antique.
Qu’est-ce qui motive l’édification d’une route, à l’époque romaine: l’acheminement (des troupes, du matériel, des denrées) et l’idée d’un quadrillage administratif ?
Une route a des usages économiques et sociaux. Elle apparaît dès qu’il y a un système politique, économique, social, militaire, qui a besoin de cette infrastructure et qui est capable de la gérer, de l’entretenir. Les routes romaines répondent à un besoin commercial et de contrôle politique. Mais pour satisfaire ces fonctions, le travail des arpenteurs qui les ont tracées a imprimé une géométrie forte (la rectitude) le plus souvent associée à la centuriation et parfois en rupture avec la géographie. Ce sont des éléments civilisateurs importants qui caractérisent la colonisation romaine.
La figure de la voie romaine a été longtemps indépassable…
La voie romaine est une référence permanente au moins jusqu’au XIXe siècle, où elle est encore mentionnée dans les traités d’art de bâtir (comme celui de Rondelet). Au XXe siècle, il y a des résurgences dans l’idée d’une voie monument, une voie édifiée, parfois littéralement, qu’on retrouve, de manière rémanente, dans les grandes oeuvres comme les viaducs, les ponts, les échangeurs, etc. Même à la fin des années 1960, par exemple, les architectes Robert Venturi et Denise Scott Brown ont comparé le Strip de Las Vegas à la Via Appia, avec les casinos ou les panneaux publicitaires qui auraient remplacé les mausolées ou les arcs de triomphe.
Cette dimension, physique, matérielle, construite, héritées des Romains, est toujours présente chez les concepteurs de la voie, y compris dans sa dimension monumentale. L’importance de cette route édifiée est théorisée très tôt, dans le traité de Leon Battista Alberti, De re aedificatoria (L’Art d’édifier), composé au
« Pour Leon Battista Alberti, la voie peut être belle par ses attributs (arcs de triomphe, colonnades, édifices monumentaux) ou en elle-même : par sa rectitude, ses proportions, la qualité de ses matériaux ou les caractères vagabonds et rustiques qu’elle peut revêtir… ».
début de la Renaissance, qui va imprégner les traités d’architecture de l’âge classique. Alberti fait de la voie un élément central dans la hiérarchie qu’il établit entre les objets de l’architecture: édifices sacrés, publics et particuliers.
Alberti écrit: « Je considère la voie comme un ouvrage essentiellement public puisqu’elle est aménagée non seulement à l’intention des citoyens mais aussi pour la commodité des étrangers. » Il en fait le premier exemple d’édifice public ?
Pour lui, la voie est le paradigme de l’édifice public, la quintessence, car elle s’adresse à tout le monde. Alberti en fait un élément intégrateur de toute une architecture du sol et du sous-sol. Il ne voit pas la route comme une sorte de ruban déroulé, mais comme un ensemble d’objets en relation: rue, route, pont, égout, place, etc.
Il semble aussi poser les prémices d’une esthétique de la route, celle des voies bien dessinées qui mettent en valeur le paysage…
Étonnamment, une grande part de ses écrits est consacrée aux formes et à la beauté d’une voie. Pour caractériser l’architecture, Alberti reprend les trois principes de Vitruve, l’auteur romain de référence en la matière: l’utilité, la solidité et la beauté, en en faisant la structure principale de son traité. Or, Alberti aborde la voie dans les parties qui sont essentiellement consacrées à la beauté. Pour lui, la voie peut être belle par ses attributs (arcs de triomphe, colonnades, édifices monumentaux) ou en elle-même : par sa rectitude, ses proportions, la qualité de ses matériaux ou les caractères vagabonds et rustiques qu’elle peut revêtir (ce qu’on appellera plus tard le « pittoresque »).
Un autre registre esthétique de la voie apparaît lorsque celle-ci est construite contre la nature: quand elle surmonte des gouffres, traverse des montagnes, creuse des tunnels, etc. Elle se rapproche alors du «sublime». Elle peut encore être belle parce qu’elle donne à voir du paysage. Enfin, la beauté d’une voie peut provenir des conversations dont elle est le support, qui sont elles-mêmes élevées, élégantes. C’est une vision très conceptuelle d’une route embellie par les discussions qui s’y dérouleraient. Des siècles avant tout le monde, Alberti a eu une vision presque phénoménologique de la voie – il décrit les effets des voies tortueuses dans la vision et la perception que l’on a d’une ville. C’est une approche très atypique pour l’époque car à la
«Cette dimension, physique, matérielle, construite, héritée des Romains, est toujours présente chez les concepteurs de la voie, y compris dans sa dimension monumentale. »
Renaissance, on adule les effets perspectifs commandés par des axes à partir des points d’observation fixes (la fenêtre, la terrasse, le belvédère, etc.). Il est en avance sur l’idée d’une vue dynamique de la route telle qu’elle se développe à partir du XVIIIe siècle et surtout au XXe siècle. C’est très étonnant de voir comment Alberti expose déjà, au XVe siècle, pratiquement toutes les formes de beauté qu’on va explorer et approfondir que bien plus tard.
Tout au long de l’Histoire, cette appartenance des voies au registre de l’architecture va se discuter ?
Notamment au XVIIIe siècle, avec Piranèse, pour qui le beau doit être lié à l’utile – et les infrastructures offrent alors d’excellents modèles –, mais principalement à partir du XIXe siècle et de la Révolution industrielle: on observe alors un cloisonnement progressif des savoirs et des pratiques, marqué par l’émergence de la figure de l’ingénieur, puis de l’urbaniste et du paysagiste. Cela a pour conséquence le démantèlement de ce qui est jusqu’alors contenu sous le terme architecture: les jardins, les ouvrages d’art, l’art de bâtir les villes. La route va se retrouver traitée plus exclusivement par la sphère technique, de fait, moins reliée aux autres enjeux de l’architecture. Mais la question sera reposée dans le dernier tiers du XXe siècle, de manière d’abord théorique, à la faveur du regard critique posé sur les aménagements issus du modernisme et du fonctionnalisme mis en oeuvre au cours des décennies précédentes.
Le jardin, tel qu’il s’est développé au XVIIe siècle, va influencer la manière dont la route s’est structurée ?
Le jardin est, en quelque sorte, aujourd’hui, considéré comme un lieu sanctuarisé, distinct de la ville, qu’il soit en son coeur ou en dehors. Or cet antagonisme n’a pas toujours été aussi fort. À une époque pas si lointaine, les voitures traversaient le parc des Buttes-Chaumont, à Paris. En fait, les cases, les catégories avec lesquelles on raisonne aujourd’hui ne sont pas celles d’avant. Dans le parc classique du XVIIe siècle d’André Le Nôtre, le jardin d’agrément, la forêt de chasse et les chemins qui traversent les champs sont considérés comme du même ordre. Du reste, beaucoup de choses, d’abord expérimentées dans les jardins seront repris en urbanisme. Les jardins et les forêts ont été des laboratoires pour des dispositifs de chaussée qui deviendront plus tard des éléments urbains.
Comment l’allée plantée est-elle devenue la parkway américaine qui s’est développée au XXe siècle aux États-Unis ?
Au XVIIIe siècle, en Angleterre, les jeunes aristocrates prennent plaisir à se déplacer au galop, ce qui était considéré jusque là comme l’habitude de gens non éduqués. Bien avant l’arrivée du chemin de fer et de la voiture, s’exprime une envie de vitesse. Ainsi, l’accélération des déplacements s’amorce avant les grandes inventions techniques dans le domaine des transports. Les allées cavalières conçues pour le mouvement rapide du cheval, ainsi que la vue scénique qui en découle, sont incluses dans les jardins pittoresques et se retrouveront dans les parcs publics du XIXe siècle. Aux États-Unis, on va étendre ces voies pittoresques à l’extérieur du parc pour s’infiltrer dans la ville et offrir ses aménités à l’espace urbain des métropoles en pleine expansion. C’est effectivement la naissance des parkways, vers la fin des années 1860, autour du projet d’Olmsted et Vaux pour Prospect Park à Brooklyn. Ce n’est que dans un deuxième temps que la voiture hippomobile y sera remplacée par l’automobile. Réalisée à partir de 1919 au nord de New York, la Bronx River Parkway est la première conçue, dès son origine, pour l’automobile. Ses carrefours ont déjà tous les attributs des croisements autoroutiers même si leur traitement appartient encore pleinement à l’art des jardins. À partir du milieu du siècle, le concept va se galvauder: on appellera parkway ce qui sera en réalité une simple autoroute paysagée.
L’arrivée de la locomotive et du chemin de fer au XIXe siècle à l’ère industrielle, a eu un impact sur l’emploi des routes et leur place dans l’édifié…
Quand le chemin de fer se développe, il disqualifie tout le réseau des routes hippomobiles et l’économie qui s’y est déployée depuis des siècles (restaurants et relais, corps de métiers, etc.). À l’époque, cette évolution est vécue comme un abandon de la route. C’est alors que naît l’idée de patrimonialisation de la route. Ce processus n’est possible qu’à partir du sentiment de perte: la route devient un objet de patrimoine, associée à l’Ancien Régime, au monde pré-industriel: les routes de Colbert, de Sully, les voies romaines, etc. On a un peu perdu de vue le fait que, quand l’automobile arrive, elle est perçue comme le moyen de réinvestir ce qui, entre-temps, est devenu un patrimoine historique, une solution pour circuler sur ces vieilles routes en partie abandonnées en raison du trafic partiellement reporté sur le chemin de fer. Cela ne va pas être sans effets sur les paysages, de nouveau.
Revitaliser les villes et les villages par l’automobile va faire naître d’intenses débats car on va s’apercevoir que l’adéquation entre le beau et l’utile, chère au XVIIIe siècle, ne va plus de soi. Le monde industriel a rompu une tradition dans tous les domaines de la fabrication humaine. Il est intéressant de noter que les premiers plans d’urbanisme s’appelaient au XVIIIe siècle des plans d’«embellissements». On convient généralement qu’une conception «architecturale» de la voie perdure jusqu’au seuil du XXe siècle, mais beaucoup considèrent que l’apparition de l’automobile entraîne son extinction, remplacée par une approche «fonctionnaliste», à l’image de celles prônées par Le Corbusier, qui deviendra rapidement dominante. Le temps n’est plus au sentimentalisme: la conception de la route serait bien mieux dans les mains des ingénieurs que dans celles des architectes ou des paysagistes. Mais, en fait, cette doctrine ne devient hégémonique qu’à partir des Trente Glorieuses, liée à la massification du flux automobile et au triomphe du modernisme.
« On convient généralement qu’une conception « architecturale » de la voie perdure jusqu’au seuil du XXe siècle, mais beaucoup considèrent que l’apparition
de l’automobile entraîne son extinction… »
En 1941, dans la revue Techniques et Architecture, Henry Gasquet, président du Touring Club de France, loue l’idée d’une «route tracée avec le sens le plus averti de l’harmonie d’un paysage et qui offre au touriste un parcours idéal ». Cette persistance du pittoresque contraste avec le périurbain français, dont beaucoup soulignent la laideur. D’où cette différence tiret-elle ses origines ?
L’idée d’une voie intégrée au paysage perdure et se développe dans l’Entre-deux-guerres, portée par diverses associations de promotion de l’automobile, du tourisme et de défense du patrimoine et des paysages. Ainsi, l’avènement de l’automobile n’est pas uniquement chéri par les modernistes mais aussi par les conservateurs. Cette redécouverte de la campagne et des villages anciens signe le retour du pittoresque, le renouveau du vernaculaire impulsé par l’automobile. On le verra aux États-Unis, mais d’abord en France, où Michelin indique sur ses premières cartes les routes « pittoresques ».
Il en va tout autrement au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Se développent la conscience et l’image de la banlieue moche, dégradée par l’automobile et ses aménagements. Les urbanistes, architectes et paysagistes, s’intéressent alors bien davantage à la conception de l’espace public, en redécouvrant les rues et les places de la ville ancienne. Mais, ce faisant, on cultive un imaginaire forgé sur la ville du passé au regard duquel la ville hors la ville, le périurbain, la campagne habitée, apparaissent comme une sousville, une ville en moins bien. En résultent des aménagements incongrus comme des « boulevards urbains » en périphérie, là où une transposition intelligente du modèle du parkway aurait probablement été plus appropriée. Bien souvent, ce ne sont pas ces références qui ont prévalu, particulièrement en France où la tradition de la ville-paysage est moins forte que dans le monde anglo-saxon ou les pays scandinaves. Aujourd’hui encore, une fois sorti de la ville, on considère trop souvent que la route n’est qu’un pur équipement technique. Songeons à ce terme de «rase campagne» utilisé tant par les ingénieurs routiers que par les militaires. C’est ce type de simplification et d’instrumentalisation qui a contribué à l’enlaidissement de nos périphéries. Tout autant que la rue en ville, la route est déterminée par le paysage dans lequel elle s’inscrit et dont elle participe à la construction… Comme toute architecture.