Roaditude

MYTHOLOGIE DE LA ROUTE LA CHAIR DE L’ORCHIDÉE

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Texte Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique

Inspirée par Sanctuaire de Faulkner, l’histoire de Temple Drake et d’un fêlé sadique, Popeye, Pas d’orchidées pour Miss Blandish (No Orchids for Miss Blandish), nous plonge dans le récit de l’enlèvement d’une riche héritière. Avec ce premier polar, véritable «road love killer trip», le prince du polar James Hadley Chase signe un coup de maître de noirceur auquel il donnera une suite, La Chair de l’orchidée.

Près de la route de Ford Scott dans le Nevada et de la nationale 4 menant de Pittsburg à Kansas City, au terme d’une course poursuite, Miss Blandish est kidnappée une première fois par de petits malfrats roulant à bord d’une Packard, une seconde fois par la bande à Maman Grisson qui l’enlève dans une Buick noire. Slim Grisson, le fils, sadique, tueur à moitié fou, tombe amoureux de la belle qu’il droguera, violera. Libérée après quatre mois d’enfer, la fille se suicide en se défenestra­nt. Avant de décéder, elle donne naissance à une petite fille, Carol, dont il est question dans La Chair de l’orchidée.

PLUSIEURS FONCTIONS

Adapté à l’écran notamment par Patrice Chéreau avec Charlotte Rampling interpréta­nt Carol Blandish, La Chair de l’orchidée délivre un road love killer trip axé sur la dialectiqu­e du mouvement perpétuel et des arrêts (souvent calamiteux). S’évadant d’un hôpital psychiatri­que, Carol Blandish, la chair, à savoir la fille du tueur dément qui signait ses crimes en laissant des orchidées, emprunte des routes américaine­s qui s’étoilent en plusieurs fonctions: routes de la fugue, de l’évasion loin de l’enfer asilaire où ses curateurs l’ont parquée afin de faire main basse sur sa fortune; routes de l’amnésie, de la confusion identitair­e — Carol ayant perdu ses souvenirs lors de l’accident du camion qui l’a prise en stop —; routes de la mémoire à recouvrer, de la recherche de soi, d’une vérité sur ses origines; routes de la folie, de la dérive psychique, lorsque, en proie à des crises incontrôla­bles, à des dédoubleme­nts de personnali­té, victime d’absences, elle énuclée ceux qui lui font du mal; routes de l’amour, la jeune femme rousse aux yeux verts tombant amoureuse de Steve, l’éleveur de renards; routes sillonnées en tous sens afin de sauver Steve blessé; routes où les rapports entre proie et prédateurs connaissen­t des renverseme­nts, des permutatio­ns; enfin, routes de la vengeance pour rendre justice à Steve abattu par les frères Sullivan.

«Tout à coup, il se pencha, scrutant les ténèbres à travers le pare-brise. Ses phares firent surgir à la lumière une jeune fille plantée sur le bord de la route. Elle semblait indifféren­te à la pluie qui la fouettait et elle ne bougea pas en voyant approcher le camion». Réponse énigmatiqu­e de la jeune fille rousse à la question du chauffeur («Où allez-vous?» «Nulle part»), lacis de montagnes, déluge, policier écrasé par la fugueuse qui s’empare du volant, chaos identitair­e, voix qui résonnent dans la tête de l’évadée de l’asile de Glenview, femme à barbe, ancienne artiste de cirque qui révèle à Carol qui elle est, cauchemar des tueurs à gages, les frères Sullivan qui traquent Steve et Carol… L’héroïne n’a pas d’autre choix que de reprendre à chaque fois la route pour échapper à ses démons intérieurs, au duo de psychopath­es.

JEU DE PISTES

Très vite, elle comprend que toute halte lui est fatale, dresse des pièges. Une équation se dessine: tout arrêt de la Packard qu’elle vole aux Sullivan, de la Chrysler qu’elle conduit signifie guet-apens, danger de mort, retour à l’asile. Ce n’est qu’au dénouement de ce road pursuit que, sauvée de ses ravisseurs, de ses curateurs véreux, de la menace asilaire, ayant recouvré son identité, Carol peut interrompr­e les virées sur le bitume, cesser de reprendre le modus operandi de son paternel fou. Celui-ci laissait des orchidées sur les lieux de ses crimes, Carol les sème dans un jeu de pistes afin de terroriser le tandem d’assassins.

Remplissan­t une fonction réparatric­e, permettant la fuite, les routes dessinent un itinéraire mental que l’héritière emprunte afin de reconstitu­er le puzzle de son identité, de la tragédie familiale. Les trajets sur les petites routes menant au Cap de la Brise, sur les nationales longeant la côte du Pacifique, les milliers de miles parcourus sont autant de métaphores des engrammes mémoriels enfouis dans l’esprit de Carol Blandish, qui, à la faveur des errances dans l’espace, remontent à la surface. De la chair des pulsions

aux embardées psychopath­ologiques, de la carte routière d’États américains à la carte psychique de personnage­s à la dérive, La Chair de l’orchidée explore les dualités à l’oeuvre dans les champs de la réalité: les routes tueuses s’avèrent aussi des routes porteuses de résilience et de salut; l’absolue beauté plastique de Carol, miroir de celle de sa mère, dissimule une intériorit­é saccagée, oscillant entre états «sains» et crises de démence.

À LIRE

James Hadley Chase, La Chair de l’orchidée, traduction de l’anglais par Noël Chassériau, Gallimard, Paris, 1995.

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 ??  ?? En haut, La Chair de l’orchidée selon Patrice Chéreau en 1975. En bas, Pas d’orchidées pour Miss Blandish de St. John Legh Clowes en 1948.
En haut, La Chair de l’orchidée selon Patrice Chéreau en 1975. En bas, Pas d’orchidées pour Miss Blandish de St. John Legh Clowes en 1948.

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