Editorial : De visu pour toujours
Et aussi…
C’est en mars dernier, aux éditions La Découverte, qu’est sortie la traduction française du dernier essai de Matthew B. Crawford, Prendre la route: une philosophie de la conduite (Why we drive: toward a philosophy of the open road). Ce «philosophe-mécanicien» américain, connu pour s’être retiré un temps du giron de l’élite universitaire afin de pratiquer la mécanique dans un garage de rénovation de motos anciennes, s’était fait remarquer en 2010 avec Éloge du carburateur: essai sur le sens et la valeur du travail (Shop class as soulcraft: an inquiry into the value of work), un livre dans lequel il déplorait la dévalorisation du travail manuel et l’emprise de «l’économie du savoir», cette dépendance croissante aux données qui déresponsabilise et asservit l’être humain.
Dans son dernier livre, Matthew B. Crawford poursuit sa critique de la société de l’information (et donc de la consommation) en s’intéressant au phénomène lui aussi croissant de l’automatisation, dont on sait qu’elle est notamment une tendance forte, et très discutée, dans le domaine de l’automobile. Pour lui, la voiture autonome contribue à «atrophier nos capacités» – capacité d’affronter le monde et ses inévitables périls (conduire, c’est anticiper), et capacité de vivre ensemble (conduire, c’est collaborer).
LE LOISIR DE CONTEMPLER
Alors que nous consacrons notre nouveau numéro à la dimension esthétique de la route, à la qualité visuelle de la voie, ne devrait-on pas s’inscrire en faux face au propos de Crawford, et se réjouir que les véhicules du futur nous délestent du fardeau de conduire, et nous donnent tout loisir de contempler le paysage? Eh bien oui, imaginez partir en vacances
«au moyen de» (et non «au volant de») une voiture autonome qui s’occupe de tout, et qui vous permet de vous abandonner sans souci au plaisir des yeux, un peu comme dans un train. En quelque sorte, des vacances qui débuteraient tout de suite, à peine quitté le palier.
C’est qu’il y en a des choses à voir quand on prend la route, comme vous le découvrirez en parcourant ce nouveau numéro. Nous y parlons, entre autres, de l’artiste-instagrameur Christophe Weber, pour qui le tracé routier est un motif obsédant qu’il n’a de cesse de dessiner, bien assis sur son siège passager; nous y discutons avec Alain Bublex, designer automobile de métier (un oeil, donc), qui a initié une réflexion artistique sur l’espace routier, et à la dimension du Temps; la route visuelle, bien sûr, est aussi un enjeu d’architecture et de paysagisme, et ce n’est pas nouveau, comme nous l’a expliqué
Éric Alonzo dont l’interview est le coeur du numéro; enfin, il y a ce magnifique portfolio de Ben Zank, photographe qui hypersymbolise l’univers de la route, comme si tous les ingrédients s’y trouvaient d’une dramaturgie humaine fondamentale. Tout un programme !
RAPPORT AVEC LE MONDE
Mais ne nous y trompons pas, le propos de Matthew B. Crawford est très alarmiste. Si Google investit dans la voiture autonome, selon lui, ce n’est pas pour notre confort et notre bonheur, mais pour augmenter la disponibilité de nos cerveaux et créer de nouveaux touchpoints permettant de les conditionner davantage dans un monde gangréné par l’avidité et les passions capitalistes. Ce procès d’intention est un peu la limite du propos de Crawford. Il n’empêche qu’on peut déplorer avec lui la perte progressive du lien direct avec le monde. Car si l’univers de la route nous intéresse, voire nous obsède, c’est, justement, parce qu’on y trouve les conditions d’un rapport au monde renforcé. On voudrait que cela continue.
Bonne lecture, et merci de prendre la route avec nous !
Laurent Pittet, rédacteur en chef laurent@roaditude.com