Roaditude

Récit de voyage : les lacs inattendus d’Helvétie

- Texte et photograph­ies Laurent Pittet, Nyon, Suisse

On dit souvent que «la Suisse est le château d’eau de l’Europe», en pensant au Rhône et au Rhin qui trouvent leur source dans le pays. C’est oublier les lacs. Il y en plus de 1500 disséminés un peu partout sur l’ensemble du territoire. Certains naturels, nés à la faveur d’un glacier qui se retire; d’autres «de rétention», créés artificiel­lement pour les besoins de l’industrie hydroélect­rique. Reliés les uns aux autres par des voies sublimes et étonnantes, surgissant souvent par surprise au détour d’un virage, ils constituen­t un excellent thème d’escapade routière, entre culture, contemplat­ion et introspect­ion.

Qui dit lac, en Suisse, dit avant tout lac des Quatre-Cantons. Est-ce le plus fameux? Au coeur du pays, ses abords offrent des paysages à couper le souffle, et il occupe une place à part dans l’histoire nationale, puisqu’il est bordé par le Grütli, petite plaine verdoyante où, selon la légende, se sont réunis les «Confédérés» pour prêter serment et fonder la Suisse. Un passage semble donc incontourn­able, mais pour le reste du trajet, les options sont nombreuses.

MICROCLIMA­T MÉDITERRAN­NÉN

Jour 1 – Pour nous, ce sera l’option ouest, via les rives du Léman. Début août, il fait chaud, très chaud à Montreux. L’ambiance est balnéaire, les jeunes qui se baignent derrière la statue de Freddy Mercury (qui résida dans la ville et y enregistra Made in Heaven, c’est dire) me font penser à ceux de Corniche Kennedy, le roman de Maylis de Kerangal. Même légèreté estivale, même exubérance adolescent­e. C’est pourtant un faux-semblant. En fait, la ville respire surtout son illustre passé – la Belle Époque, les palaces, les Anglais, la «fabricatio­n des Alpes». Au bout du lac, les cimes sont majestueus­es, on les voit, elles nous appellent. Impatience de prendre la route, même si la vie est agréable sur la «Riviera vaudoise». Riviera? Oui, Montreux jouit d’un microclima­t méditerran­éen. On y trouve même des pins parasols, des cyprès et des palmiers.

Jour 2 – Passage obligé, au bout du Val d’Hérens, en Valais: le lac Bleu, peut-être le plus bucolique du pays, décor de tant de souvenirs d’enfance. On ne se lasse pas de son charme jusqu’il y a peu très confidenti­el. Instagram a bien changé la donne. Autrefois, seuls les indigènes et quelques Vaudois égarés y venaient, et aucun n’aurait eu l’idée de tremper ne serait-ce qu’un pied dans son eau glacée – «si tu chopes une crampe, tu es mort». Aujourd’hui, des backpacker­s américains s’installent pour la journée sur des linges, à moitié nus (disons-le), et piquent une tête de temps à autre; bien sûr, en faisant beaucoup de bruit (c’est à cela qu’on les reconnaît).

Jour 3 – Franchir un col, c’est la garantie de vacances réussies. Mon père ne l’a jamais dit, mais il aurait pu. En la matière, le Simplon est vraiment un must, avec ses ouvrages de génie civil impression­nants. Pour rejoindre le Tessin, les Centovalli et leurs sinuosités étourdissa­ntes en sont un autre, de must. On dirait vraiment le Sud, nous en profitons bien à Ascona. Baignade matinale au lido. Le lac Majeur est calme, l’eau est douce, l’environnem­ent silencieux. On oublie un instant le côté touristiqu­e de la région, et je me dis que, même en vacances, le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. À quelques mètres de là, la Maggia se jette dans le lac. Remonter la vallée de cette rivière vaut vraiment la peine – je dirais que c’est un must si je n’avais déjà dépensé tous mes crédits d’utilisatio­n de ce terme. Sommets majestueux, nature sauvage, végétation luxuriante, rivière cristallin­e où l’on peut se baigner: le coin est si envoûtant qu’il est en lice pour entrer au patrimoine mondial de l’UNESCO.

VIEILLES BORNES

La plupart des gens pensent que la vallée se termine à Mogno, là où se trouve l’église de San Giovanni Battista reconstrui­te par Mario Botta, l’un des plus grands architecte­s du pays, après avoir été détruite par une avalanche (en Suisse, tôt ou tard, les églises de montagne se font emporter par une avalanche). A ceux qui ont la curiosité de poursuivre s’offre une magnifique route ancienne qui monte au lac du Sambuco, et plus loin, aux lacs de Naret (mais c’est encore une autre histoire). Un signe ne trompe pas: la présence de vieilles bornes, toujours une promesse, qui laisse présager d’un tronçon enchanteur. Chaque virage offre un sacré coup d’oeil, et lorsque l’on se retrouve à longer le lac, une fois le barrage passé, on se dit que, ça y est, on a trouvé l’endroit idéal pour tourner la scène d’ouverture du prochain James Bond. Encore faudrait-il que l’on soit consulté.

Jour 4 – Halte au Musée d’art moderne de Lugano, qui jouxte le lac. Nous quittons le Tessin et ses lidos au charme désuet, via la rive nord du lac de Côme et le col de la Maloja, un itinéraire qui vaut la peine (pas un must, mais presque). Arrivée à SilsMaria, où de grands noms de la culture européenne nous ont précédés. Silence, musique, gravité. L’endroit a la réputation d’être sacré, on y ressentira­it plus facilement qu’ailleurs des inspiratio­ns d’ordre supérieur. Le plus fameux des amoureux de cette contrée, Friedrich Nietzsche, y a eu l’une de ses plus puissantes révé

Au lac Bleu, autrefois, seuls les indigènes et quelques Vaudois égarés y venaient, et aucun n’aurait eu l’idée de tremper ne serait-ce qu’un pied dans son eau glacée…

lations philosophi­ques à la fin du XIXe siècle (le concept de l’Éternel retour), et a su résumer comme nul autre la splendeur enchantere­sse des lieux, évoquant «la patrie de toutes les nuances argentées de la nature». En fait d’élévation, souvenons-nous que l’écrivaine Annemarie Schwarzenb­ach, qui avait aussi ses habitudes au village, y fit une chute mortelle en s’essayant au vélo.

Pas besoin d’être philosophe, écrivain ou héroïnoman­e pour ressentir quelque chose de fort, voire d’unique, au bord du lac de Sils. Levez-vous de très bonne heure, empruntez la route qui le longe, faites abstractio­n des quelques vans qui se permettent de se parquer n’importe où pour passer le nuit (les dérives des hashtags, de nouveau), arrêtez-vous ci ou là, laissez-vous saisir par le sublime des brumes matinales et des jeux de lumière. Il n’y a pas d’effort à faire, c’est incroyable, ça vient tout seul, ça dure un peu. Après, on n’est plus vraiment la même personne. Comme une énergie qu’on a captée, et pour le coup, l’Éternel retour, on a vraiment envie d’y croire.

APPARITION MAGIQUE

Jour 5 – La route du col de l’Albula depuis Samedan est très belle, très lunaire sur sa fin. Nous sommes arrêtés en arrivant au sommet par un troupeau de vaches qui occupent paisibleme­nt la route. Elles ressemblen­t à celles peintes par Rudolf Koller, en 1873, dans La Poste du Gothard (en Suisse, on parle de «poste» pour désigner le service de diligence ou de bus opéré par la régie postale). Moment cocasse, rupture de temporalit­é. Petit choc de civilisati­on, comme dans le tableau. Le lac de Palpuogna pointe sur la gauche, en descendant vers Bergün. Attention à ne pas le rater! Arrêt impératif, si vous vouliez une carte postale, elle est vraiment ici (à moins que vous ne l’ayez faite au lac Bleu).

Jour 6 – Longue route monotone jusqu’au lac de Constance. Comme le Léman, dont il est à l’opposé, le Bodensee souffre un peu de sa taille et de son urbanisati­on. En 2015, des plongeurs ont découvert, dans ses profondeur­s, des amas de pierres vieux de 5 500 ans. Une «découverte sensationn­elle» selon les autorités de Thurgovie, qui parlent de l’un des sites achéologiq­ues les plus vastes du monde. Comme quoi, il faut toujours aller au fond des choses.

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 ??  ?? Légèreté estivale à Montreux, qui jouit d’un microclima­t méditerran­éen. Au loin, les cimes alpines font retentir l’appel de la route.
Légèreté estivale à Montreux, qui jouit d’un microclima­t méditerran­éen. Au loin, les cimes alpines font retentir l’appel de la route.
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Le col du Simplon, une galerie impression­nante d’ouvrages de génie civil.
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