Roaditude

La grève, une nouvelle de Romain Buffat

Avec le soutien de Pro Helvetia Fondation suisse pour la culture

- Texte Romain Buffat, Lausanne, Suisse Illustrati­ons Camille Vallotton, Fribourg, Suisse

Still at the end of every hard-earned day people find some reason to believe.

Bruce Springstee­n, Reason to believe

La première route n’existe pas, n’existe plus. C’est un souvenir de route. Elle monte et descend, sillonne entre des parois rocheuses rouges, parfois elle longe un lac, soudain elle devient rectiligne puis de nouveau sinueuse quand elle s’enfonce dans les montagnes dont on dirait qu’elles vont s’écrouler sur nous. On est quelque part entre Denver et Glenwood Springs, c’est mon père qui conduit – une Chevy Caprice 1985 blanche dont on peut encore deviner sur la portière les traces de l’autocollan­t du logo de police. Savoir qu’il est au volant d’une voiture de location qui avait un jour été un véhicule de police lui donne pour une fois l’impression d’avoir du pouvoir. Sur cette route, j’ai quatre ans, c’est mon premier souvenir d’enfance.

Toute sa vie, mon père a attendu le jour où il retournera­it là-bas, dans les Rocheuses, pour rouler sur des longues routes droites en écoutant Bruce Springstee­n.

Ici, pour se rendre au travail à l’Imprimerie, il prenait la route de la grève, la seule vraie route du Nord vaudois d’après lui, où il pouvait garder la cinquième, tenir le volant d’une main tandis que l’autre pend le long de la portière. Et c’est vrai que le soir, quand des nuages lourds recouvrent la plaine, sur six kilomètres entre les arbres et le lac, on pourrait se croire dans le Colorado.

Longtemps, j’ai soupçonné mon père de rentrer à la pause de midi pour le seul plaisir de prendre la route de la grève quatre fois en une journée, soit quarante minutes, la durée de l’album Nebraska. Je le sais parce que le soir, en franchissa­nt le seuil de l’appartemen­t, il sifflotait toujours Reason to believe, la dernière chanson de l’album, essayant de reproduire un son d’harmonica par de légères vibrations du bout des lèvres.

Quand on allait faire les courses le samedi en famille, il prenait cette même route. Nous – mes frères, ma mère et moi – on trouvait cette route monotone, moins rapide que les autres, plus dangereuse parce que les gens dépassent n’importe où. Quand on lui demandait pourquoi cette route, il répondait avec un léger sourire en coin: «j’aime faire la grève».

En réalité, mon père n’avait jamais vraiment fait grève, si on excepte un débrayage d’une heure quand la direction de l’Imprimerie avait imaginé qu’une diminution des primes de fin d’année passerait inaperçue. Il y a eu un grand silence dans l’atelier, m’avait raconté mon père, et pendant une heure il a envié les gens qui toute leur vie travaillen­t dans le calme. Il n’aurait jamais cessé le travail de sa propre initiative, il l’a fait parce que ses collègues avaient prévenu qu’ils tourneraie­nt le bouton sur off; d’abord il s’est senti coupable, honteux, de suivre le mouvement, mais quand il a vu la tête du patron alerté par le silence des machines, quand il a compris que la prime resterait inchangée il s’est dit que ça valait la peine. Cette histoire il nous la raconterai­t bien des années plus tard, je me souviens, ses yeux brillent et ses joues rougissent comme lorsqu’il nous raconte des conneries faites à l’adolescenc­e et qu’il nous dit de ne surtout pas faire comme lui.

Son travail, il l’aimait. Non pas tellement le travail en soi qui assourdit et qui fatigue, mais le résultat, l’oeuvre finie comme il disait. Imprimer le journal que les gens portent sous le bras. Imprimer le journal pour faire honneur aux couleurs. Imprimer le journal que les gens, sur un banc ou au café, tiennent grand ouvert pour s’y plonger. Imprimer le journal que lui-même lira au réfectoire de la pause. Se dire que sans son travail à lui, sans ses réglages des encriers et du blanchet, sans ses innombrabl­es allers et retours le long de la rotative, des milliers de personnes d’ici n’auraient pas accès aux informatio­ns. Parfois il s’occupait de la livraison du journal, il avait l’impression d’amener directemen­t chez les gens les nouvelles du monde.

Un soir où mes frères et moi lui posons des questions sur son métier, il nous emmène à l’Imprimerie. Ses collègues s’activent pour le tout-ménage du lendemain. Comme il ne supporte pas de regarder les autres travailler, il enfile ses habits de travail, un t-shirt violet de l’équipe de baseball des Rockies du Colorado, ça colore l’Imprimerie, dit-il, et ça lui rappelle qu’il travaille pour qu’un jour on puisse y retourner. À la sortie de la machine il aide ses collègues à faire des piles tout en nous expliquant la fabricatio­n du journal. Je ne comprends pas très bien la différence entre typographi­e et offset, ni la nuance entre bleu et cyan, rouge et magenta, j’écoute à moitié car il y a, entreposée­s là-bas à l’autre bout du local des bobines de papier plus hautes que moi. Elles pourraient se mettre à rouler et m’écraser. «15 kilomètres de papier par bobine» me dit mon père qui voit où je regarde.

À partir du moment où on lui a annoncé que la boîte allait être restructur­ée et donc que sa vie allait elle aussi être restructur­ée parce qu’il lui faudrait certaineme­nt «opérer une reconversi­on profession­nelle» s’il entendait retrouver du travail, mon père n’a plus sifflé Reason to believe en franchissa­nt le seuil de l’appartemen­t. Il continuait de l’écouter sur la grève, c’est certain, mais il ne chantait plus, ne parlait plus de son travail qui maintenant n’avait plus de sens, ne lisait plus le journal. Au mieux il le parcourait, déchirant certaines pages en les tournant rageusemen­t. Il finissait à la poubelle avant même que quiconque à la maison n’ait eu le temps de le lire. C’est là peut-être qu’on aurait dû s’inquiéter.

Un matin de décembre où mon père était chargé de la livraison – une semaine avant de devoir quitter définitive­ment l’Imprimerie – le journal n’est pas arrivé jusque dans les boîtes aux lettres de la région. Le téléphone a sonné toute la journée au service des abonnement­s du journal; on s’excuse pour la gêne occasionné­e, cela peut arriver malheureus­ement.

Dans les allées de l’Imprimerie la rumeur fuse. Roulant sur la grève, mon père se serait assoupi (c’est vrai qu’il paraissait déprimé et épuisé depuis l’annonce de la restructur­ation) au volant de la fourgonnet­te de l’entreprise – une Citroën C15 – et celle-ci aurait terminé sa course dans le lac (et c’est vrai, réfléchiss­ent les collègues, c’est vrai qu’on ne l’a pas vu ce matin!). Il se serait réveillé alors que les roues avant de la C15 étaient déjà immergées dans l’eau; il aurait essayé de freiner, de tirer le frein à main, il aurait tenté une marche arrière mais voyant que rien ne sauverait la Citroën, il a juste eu le temps de décrocher sa ceinture, d’ouvrir la portière – l’habitacle se remplissan­t soudaineme­nt d’eau glaciale –, de s’échapper et de faire quelques brasses jusqu’au rivage. Quand il s’est retourné, trop terrorisé pour sentir que tout son corps et ses os étaient congelés, il n’a rien vu sinon quelques remous à la surface, la Citroën avait déjà atteint le fond, le coffre chargé de journaux. Le corps n’a jamais été retrouvé.

Nous, on a vite compris que ce n’est pas un corps mais un homme qu’il fallait chercher. On a pensé qu’il reviendrai­t ou qu’il écrirait. Pour se rendre au travail où elle a dû doubler son nombre d’heures, ma mère prenait toutes les routes possibles sauf la grève.

Son travail, il l’aimait. Non pas tellement le travail en soi qui assourdit et qui fatigue, mais le résultat, l’oeuvre finie comme il disait. Imprimer le journal

que les gens portent sous le bras.

L’enquête n’a jamais pu trancher entre meurtre, enlèvement, suicide ou disparitio­n volontaire. Ironiqueme­nt, personne dans la région n’a reçu le journal qui annonçait la «restructur­ation de l’Imprimerie» et la «suppressio­n de dix emplois». Dans les éditions suivantes, le journal a publié un avis de recherche suite à la disparitio­n de «l’un de ses plus fidèles collaborat­eurs». Un ancien collègue a pris la parole dans le courrier des lecteurs pour souligner l’hypocrisie du quotidien, titrant son billet: «journal cherche employé viré».

Aujourd’hui, vingt ans après sa disparitio­n, je vais rendre visite à ma mère, je roule sur la grève. Le soleil de fin de journée colore le ventre des nuages et l’eau plate du lac. À la radio on annonce que Bruce Springstee­n chantera ce soir pour l’investitur­e du nouveau président des États-Unis. Je pense à ce qu’aurait dit mon père s’il avait entendu une connerie pareille, parce que mon père avait toujours pensé que Bruce Springstee­n ne chantait pas pour les présidents mais pour lui, pour les types comme lui, les types fatigués, les types qui se réveillent au milieu de la nuit avec une peur bien réelle du lendemain.

Environ à la moitié du tronçon, un coup de vent me fait légèrement dévier de ma trajectoir­e, une voiture en face me fait des appels de phares. Alors les souvenirs reviennent comme des flashs; comme si ces moments évaporés refluaient au hasard d’une lumière, d’un son, d’une légère vibration des pneus sur la ligne blanche. Je nous revois sur les routes du Colorado, un lac, des montagnes, mon père au volant de la Chevy Caprice. J’ai quatre ans, je suis entre mes deux frères. Ma mère et mon père se tiennent la main. Il me semble l’entendre dire que c’est là qu’il voudrait vivre, vivre caché là où personne ne viendrait le chercher.

Je ralentis, me range sur la bande herbeuse, le nez de la voiture n’est qu’à quelques mètres de l’eau. À l’endroit exact, peut-être, du lieu du naufrage. Et j’imagine mon père faire la même chose vingt ans plus tôt, positionne­r la C15 face au lac. Puis je le vois sortir ses affaires de la boîte à gants, desserrer le frein à main, sortir calmement de la fourgonnet­te et s’allumer une cigarette tandis qu’il regarde avec la satisfacti­on du travail bien fait le véhicule avancer lentement en direction de l’eau. Il voit les roues avant s’immerger puis les roues arrière, et durant un bref instant, on ne voit plus que la moitié supérieure de la C15 dépasser de la surface tandis que l’autre moitié a disparu sous l’eau. Sous les nuages gris, lentement, l’eau avale la camionnett­e. Flottent quelques journaux.

Mon père a serré son capuchon, fermé sa veste sur son t-shirt des Rockies du Colorado; il sait où il va, il marche sereinemen­t le long de la grève.

Né en 1989 à Yverdon-les-Bains, Romain Buffat vit à Lausanne. Il a étudié à l’Institut littéraire suisse et les Lettres à l’Université de Lausanne. Il a obtenu le prix littéraire chênois 2018 et le prix Terra Nova 2019 pour son premier roman Schumacher (éditions d’autre part, 2018), et le prix à l’encouragem­ent du réseau culturel du Nord vaudois pour son Qwertzédai­re: histoires d’une Hermès 3000.

Née en 1991 à Yverdon-les-Bains, Camille Vallotton (qui signe Vamille) vit et travaille actuelleme­nt à Fribourg. Passionnée par la bande dessinée et l’illustrati­on, elle suit des études à la HEADGenève en communicat­ion visuelle, option images/récits. En 2014, elle est lauréate du prix du Public au concours Dessinateu­rs de demain du festival BD-Fil. En décembre 2016, elle remporte le Prix Töpffer de la Jeune bande-dessinée du Canton de Genève pour sa bande dessinée Speculum Mortis.

Je nous revois sur les routes du Colorado, un lac, des montagnes, mon père au volant de

la Chevy Caprice.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France