Christo et Jeanne-Claude
Au début des années 1970, Christo et Jeanne-Claude installent un immense rideau de nylon orange à travers une vallée du Colorado, redessinant un paysage jusqu’ici livré au seul tracé de la route. Ce sera Valley Curtain, une oeuvre aussi gigantesque qu’éphémère, puisqu’un coup de vent imposa son décrochage un jour seulement après son installation.
Le geste artistique de Christo et de Jeanne-Claude – emballer des corps, des objets et, ensuite, des sites naturels urbains, des bâtiments, des monuments – conjoint plusieurs traits stylistiques. Nous concentrant sur leurs oeuvres à grande échelle, nous dirons qu’elles se déclinent en quatre traits définitoires. Primo, le gigantisme, la monumentalité des interventions, secundo, leur caractère éphémère, tertio, lors des créations in situ, à l’extérieur, le respect des paysages, des bâtiments sur lesquels elles portent, quarto, le jeu sur le cacher et le révéler. Si l’ensemble de ces traits permet de rapprocher les pratiques artistiques de Christo et Jeanne-Claude du land art, Christo a rejeté cette proximité. Une ligne de partage sépare en effet les pionniers du land art et leurs «earthworks» de la démarche de Christo. À ses débuts, le land art a pu témoigner d’un rapport violent, agressif aux paysages que les oeuvres terrassaient, remodelaient à coups de pelleteuses et d’explosifs.
Loin de préserver le milieu de vie, loin de respecter la nature, les créations de Robert Smithson, telles Spiral Jetty (1970), nouent un rapport de maîtrise, de violence avec les sites naturels assaillis par les bulldozers. Il n’y a ni osmose ni rapport animiste au paysage perçu comme une réalité sacrée, mais un arraisonnement. En revanche, les emballages de Christo sont éphémères, témoignent d’une esthétique «douce» au sens où ils n’endommagent pas les paysages, n’y laissent pas de traces indélébiles qui les agressent. Mais, comme l’a pointé Paul Ardenne dans Un art écologique. Création plasticienne et anthropocène, ils s’intègrent dans une vision instrumentale au sens où la distance entre le créateur et la nature sur laquelle il intervient est étrangère à toute éthique du care, à toute politique de réparation d’un environnement meurtri.
PROCESSUS DE MOMIFICATION
S’il marque ses distances avec le land art, Christo revendique des affinités avec les Nouveaux Réalistes qu’il a côtoyés dans sa période parisienne. Durant cette période, il empaquetera dans de la toile ou du plastique, tantôt des objets (bidons, bouteilles, tables, motos, fleurs, jouets…), tantôt des modèles vivants (songeons à l’oeuvre Portrait empaqueté de Jeanne-Claude en 1963, sa femme emballée dans du polyéthylène semi-transparent et ficelée). L’artiste décline son propre exil sous la forme de paquets enroulés d’une corde qu’on emporte avec soi. Le jouet-cheval, les bouteilles, Jeanne-Claude sont dissimulés, ficelés, bondagés, érotisés par leur empaquetage. Le vivant et le non-vivant sont soumis à un processus de momification. A Paris, Christo pose les premiers jalons de ses recherches plastiques, de son vocabulaire esthétique en s’interrogeant sur les processus de transformation, de métamorphose, sur les matières. L’empaquetage et l’emballage seront ses signatures créatrices.
Parmi ses projets d’emballage in situ qui redéploient la route comme paysage, qui la questionnent en tant que tracé, construction humaine, symbole, Valley Curtain occupe une place de choix. Implanté de façon provisoire dans une vallée à Rifle, dans le Colorado, surplombant la Highway 325, l’immense rideau couleur orange de 13 000 mètres carrés fut tendu entre les massifs de Grand Junction et de Glenwood Spring. Inauguré en 1970, achevé en 1972, le projet a vu sa durée de vie raccourcie en raison des vents violents qui percutaient le rideau géant. Après vingt-huit heures, il dut être décroché. Par-delà l’aspect tour de force, les travaux colossaux préalables aux empaquetages sur lequel on s’est plu d’insister, par-delà le défi de réussir des interventions esthétiques réputées techniquement, matériellement complexes, c’est la fragilité des oeuvres, le grand écart entre des mois, des années de conception et une existence de quelques jours qui questionnent et redéfinissent la place de l’art. Christo sort l’art du circuit des musées et des galeries, l’art investit des lieux (le Pont-Neuf, les îles de la baie de Biscayne, Central Park, le lac d’Iseo en Italie, la rue Visconti, une côte en Australie…), des monuments, le Reichstag à Berlin.
REDISTRIBUTION DES FORMES
Geste poétique et politique, défini par l’appropriation provisoire d’un lieu afin d’en libérer ses puissances, d’instaurer un dialogue avec lui, l’emballage consacre, en sa démesure, un rapport sacré au site, à l’édifice qu’il choisit. Sa visée se circonscrit sous le terme de disparition. De l’oeuvre ne demeurent que les traces photographiques, les archives filmiques et, en amont, les croquis préparatoires. Avec Valley Curtain, la route et la vallée sont détournées de leur sens, effacées et montrées, redéfinies dans leur architecture, leurs volumes, leurs relations, leur finalité. D’une hauteur de 111 mètres, d’une largeur de 381 mètres, le rideau de nylon orange redistribue les formes, joue avec leur disparition, occultant l’horizon pour montrer ce qui était jusque-là invisible.
Au nord de San Francisco, Christo élèvera en 1976 l’oeuvre Running Fence, composée d’un long ruban de toile blanche en nylon de
Avec Valley Curtain, la route et la vallée sont détournées de leur
sens, effacées et montrées, redéfinies dans leur architecture, leurs volumes, leurs relations,
leur finalité.
200000 mètres carrés. La connexion posée par le couple entre cette «barrière qui court» et la grande Muraille de Chine s’est vue renforcée par une étrange coïncidence, l’inauguration de l’oeuvre ayant eu lieu le 10 septembre 1976, jour de la mort (en tenant compte du décalage horaire) du Grand Timonier décédé à Pékin le 9.
Dénaturer ou renaturer révèle qu’il n’y a pas de nature en soi mais des découpages symboliques, des interventions naturelles s’échelonnant sur des millénaires ou des interventions humaines. Christo (1935-2020), né Vladimiroff Javacheff, et Jeanne-Claude (19352009), née Jeanne-Claude Denat de Guillebon, la même année, le même jour, la même heure que Christo, se rencontrent en 1958, année qui marque le début de leur collaboration artistique. En 1956, Christo a fui la Bulgarie communiste, s’établit à Prague, Vienne, Genève avant de gagner Paris. Les installations de ce couple mythique combinent deux approches, accentuant, dans chaque oeuvre, davantage l’une ou l’autre: l’utilisation d’un paysage, d’un monument, d’un corps en vue de son élévation à l’art abstrait et leur célébration.
BARRIÈRE DE FEU
Tout à la fois écran, décor, mise en scène, le rideau orangé de Valley Curtain s’élève comme une barrière de feu qui évoque le coucher du soleil. L’oeuvre témoigne d’une riposte de l’humain qui affronte, défie, dialogue avec le gigantisme de la nature. L’humain et la nature composent deux registres d’existants hétérogènes, en extériorité et ne sont pas conçus comme des expressions d’un même Tout. Dans les oeuvres de Christo, le dualisme entre l’humain et le monde prévaut sur une vision moniste affirmant une continuité entre les deux dimensions. Les tissus, les textiles, les toiles camouflent, fabriquent un autre espace dans l’espace donné, désymbolisent et resymbolisent le réel, jouant sur les structures, les masses afin de déstabiliser le regard du spectateur devant qui le visible est recomposé. Refonte du monde de l’art et refonte du paysage vont de pair.
La beauté sera éphémère et nomade, provisoire et itinérante. L’artiste élit des sites, des édifices aux quatre coins du monde. Quand, avec Valley Curtain, Christo s’empare de la route, il redessine l’anatomie du paysage dans laquelle elle s’inscrit, modifie les perceptions des automobilistes qui, au loin, voient le déploiement d’une chauve-souris sous les ailes orange de laquelle ils passent. Un rideau de théâtre tombe sur la vallée, un mur fragile retenu par des câbles pesant cinquante tonnes, une oeuvre monumentale financée, comme les autres projets, par la vente des croquis préparatoires, des photographies. Le monde est une scène de théâtre. Fruits de prouesses techniques requérant une équipe d’ingénieurs, d’entrepreneurs, de techniciens, d’ouvriers, les oeuvres environnementales de Christo jouent sur les frontières entre donné, naturel et construit. L’expérience esthétique dans laquelle les spectateurs, les passants, les habitants de ces sites sont plongés est exacerbée par l’urgence à voir ce qui est doté d’une très courte durée de vie, ce qui retournera au néant, laissant le paysage retrouver sa respiration. Éclipse d’oeuvre. Évaporation des qualités plastiques et esthétiques. Dissolution de ce qui fut peut-être un mirage. Caractère éphémère de la beauté.
Créant un pont symbolique entre les deux rives de l’océan Pacifique, Ibaraki au Japon et Ranch Tejon en Californie, Parasol Bridge (1991) se compose d’une plantation de 1760 parasols jaunes épars en Californie, de 1 340 parasols bleus clairsemés au Japon. L’alphabet des parasols restera dans le paysage durant dix-huit jours, réorganisant les rapports entre les routes qu’ils bordent et les paysages, jouant sur les échelles. Christo affirmait «l’urgence d’être vu est d’autant plus grande que demain tout aura disparu… Personne ne peut acheter ces oeuvres, personne ne peut les posséder, personne ne peut les commercialiser, personne ne peut vendre des billets pour les voir… Notre travail parle de liberté».