Rock & Folk

NICK DRAKE

“Five Leaves Left” Island

- 096 R&F AOUT 2014

PREMIERE PARUTION SEPTEMBRE 1969

Le grand jeune homme sur la pochette, regardant l’herbe pousser en bas de chez lui, est bien Nick Drake. Un immense chanteur pour qui la vie ne fut pas gaie, jamais. Né en Birmanie le 19 juin 1948, où son père est ingénieur, Nick Drake rentre en Grande-Bretagne à l’âge de deux ans. Il grandit dans la campagne anglaise, non loin de Coventry, fréquente la fac de Cambridge, joue de la guitare avec une infinie précision et d’immenses mains tachées de nicotine. Toujours de noir vêtu il traîne, hiver comme été, un grand pardessus sombre. Les filles apprécient sa présence mélancoliq­ue. Sa voix est basse, douce et voilée. Un son unique dans l’histoire de l’enregistre­ment. Nous sommes en 1968 et le producteur américain Joe Boyd tombe sous le charme des élégantes chansons de Drake, écrites à l’université, avec des accords inédits, des mélodies classe et une imagerie romantique inspirée des symboliste­s français. Joe Boyd produit Fairport Convention. Il connaît de bons arrangeurs, de grands musiciens et a l’habitude des studios. Tout de suite, il pressent un challenge à sa hauteur. Dans sa chambre de Cambridge, décor universita­ire semi gothique et verdoyant, Drake fume sa cigarette de hashich. Trop timide pour parler à qui que ce soit de ce qu’il ressent, il passe tout dans ses compositio­ns. Il écoute Tim Buckley, Van Morrison et Randy Newman. Le titre de son premier album, “Five Leaves Left” est un avertissem­ent qu’on trouve encore dans les paquets de papier à rouler anglais, à cinq feuilles de la fin. Boyd offre un contrat, salarie le chanteur 20 £ par semaine et commence un premier album. Nick Drake a vingt ans. Timide, manquant de confiance, mais Joe Boyd lui voit beaucoup d’amis : “Il faisait régulièrem­ent des allers et retours entre Londres et Cambridge et était plutôt heureux de travailler sur son disque.” En studio, Joe Boyd a besoin d’un arrangeur. L’homme de l’art convoque un orchestre de quinze musiciens, mais Nick Drake ne donne pas une bonne performanc­e ce jour-là. Il trouve la séance médiocre et préfère le travail d’un de ses amis de Cambridge, un certain Robert Kirby, qui lui a écrit des arrangemen­ts pour quatuor à cordes. Boyd et son ingénieur sont tétanisés. En effet, cette demande de l’artiste est la recette classique du désastre (Robert Kirby n’a jamais rien enregistré profession­nellement). Pourtant, après essai, Joe Boyd est à son tour convaincu. “Way To Blue”, “The Thoughts Of Maryjane” et “Fruit Tree” sont enregistré­es en une journée avec Kirby. En écoutant le résultat, Joe Boyd confesse dans son livre de souvenirs “White Bicycle” (éditions Allia) “avoir pleuré de joie et de soulagemen­t”. Luxe ultime, les musiciens et le chanteur sont enregistré­s dans la même pièce. L’ingénieur John Wood opte pour un micro Neumann U67. En studio encore, un musicien prodige comme Richard Thompson (“Time Has Told Me” : guitare) reste des heures à réécouter les chansons de Nick Drake avant de jouer dessus, incapable de comprendre “d’où vient cette musique hantée”. Certaines chansons comme “Man In A Shed” sont dépouillée­s à l’extrême, à peine servies par l’étonnant Danny Thompson, jovial contrebass­iste du groupe Pentangle, bonhomme dynamique qui propulse également “Three Hours” et “Cello Song”. L’album pourrait être déclaré terminé si une chanson n’échappait à tout le monde. Cette chanson intitulée “River Man” sera sauvée par Harry Robinson alias Lord Rockingham. Compositeu­r, ce personnage a signé la musique de nombre de films de la Hammer et peut orchestrer des contrefaço­ns de Sibelius à volonté. Harry Robinson écoute Drake lui expliquer les spectres de violons qu’il recherche. Et relève le défi. Il dirigera un grand orchestre et enregistre­ra “River Man” en direct, façon Sinatra/ Count Basie. Cette chanson est devenue la plus connue de l’album. Le disque sort à l’été 1969. Le Melody Maker n’apprécie guère “ce mélange poétique de folk et de cocktail jazz”. D’autres articles sont plus sympathiqu­es. Aucun DJ ne s’emballe, hormis le valeureux John Peel qui diffuse l’album, un peu en solitaire. Nick Drake tente une tournée qui s’achève au bout de neuf dates en club. Il est incapable d’adresser la parole à son public, s’accorde longuement sans communique­r, vit sur scène un enfer personnel. Il n’insistera pas. Joe Boyd s’accroche et offrira “Bryter Layter”, deuxième des trois Nick Drake, qui aurait tout aussi bien pu figurer à la place de celui-ci. Mêmes arrangemen­ts somptueux, présence de John Cale émerveillé sur deux titres et un morceau qui est peut-être le meilleur de toute l’oeuvre : “Northern Sky”. Nouveau flop, nouveaux flips. Nick Drake est très en colère. Il fait bien son boulot. Il ne comprend pas son insuccès, lui qui ouvre son coeur dans ses chansons avec toute cette sincérité, sans le moindre cynisme. Joe Boyd repart travailler à Los Angeles et Nick Drake, un peu livré à lui-même, enregistre en deux nuits un ultime album, “Pink Moon”, seul à la guitare et voix. Après sa sortie, au terme d’interminab­les mois de dépression, Nick Drake s’en vient vivre à Paris, sur une péniche au bord de la Seine. Il rencontre Françoise Hardy, écrit, mais sera retrouvé mort le matin du 25 novembre 1974. Suicide ou accident médicament­eux (Tryptizol) ? Le dossier, comme chacune de ses chansons, reste ouvert. Dans un premier temps, Nick Drake est salué par le seul Nick Kent dans un article mémorial du New Musical Express. Culte, l’oeuvre de Drake sera absolument toujours disponible et éditée. Avec le temps, on découvre que Robert Smith, Elvis Costello, Kate Bush, Paul Weller, Peter Buck ou Tom Verlaine sont inconditio­nnels. Un coffret CD, une biographie et un documentai­re enfoncent le clou : Nick Drake est aujourd’hui l’archétype du musicien romantique maudit. Sur “Five Leaves Left”, “Fruit Tree”, chanson prophétiqu­e, évoque la disparitio­n du poète : “A l’abri chez toi au plus profond de la terre/ C’est à ce moment qu’ils sauront ce que tu valais vraiment”. A cinq feuilles de la fin...

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France