Rock & Folk

TY SEGALL

Du genre à publier un album chaque trimestre, le Californie­n a décidé de se concentrer au maximum pour son nouveau “Manipulato­r”. Résultat sans appel : l’homme-orchestre psychédéli­que n’avait jamais fait un aussi bon disque.

- PAR ERIC DELSART - PHOTOS WILLIAM BEAUCARDET

On l’avait quitté les cheveux longs, en mode hippie-folk un rien négligé. Lors de son passage à Paris pour le festival de la Villette Sonique, Ty Segall est réapparu le poil court, vêtu de cuir et le sourire en coin. Avec un message clair : après une année 2013 partagée entre l’introspect­ion douloureus­e de “Sleeper” et le cri primal du groupe Fuzz l’heure est au rock’n’roll pour le blondinet californie­n qui revient avec un double album dantesque.

Les chanceux présents au concert de Ty Segall de la Grande Halle de la Villette ont eu droit à un avant-goût de “Manipulato­r” avec le boogie de “The Faker” (morceau irrésistib­le au croisement de “Jean Genie” et “No One Knows”) et “Feel” (“Baron Saturday” sous amphétamin­es). Le concert en lui-même, pétri de tubes et envoyé avec enthousias­me par le Ty Segall Band — groupe composé de ses meilleurs amis Mikal Cronin (basse), Charlie Moothart (guitare) et Emily-Rose Epstein (batterie) — a permis de constater que le chanteur avait définitive­ment tourné la page “Sleeper”. Le contraste avec son passage précédent à Paris était saisissant : Segall s’était alors entouré d’un groupe folk acoustique, taillé pour interpréte­r son album solitaire lors d’une tournée éphémère. L’ultime concert de cette formation a eu lieu à Paris en décembre 2013. Segall, assis sur une chaise, avait interprété les chansons cathartiqu­es de “Sleeper” dans l’ordre de l’album, avant de boucler le show sur des reprises diverses (dont “Live And Let Live” de Love). A l’issue du concert, il avait fait don de sa guitare à un fan, geste rare. “Je voulais juste me débarrasse­r de cette guitare, nous explique-t-il. Alors, à la fin du concert je l’ai donnée à une personne au premier rang. J’aurais pu la casser en deux mais c’était plus cool d’en faire profiter quelqu’un. C’est la guitare sur laquelle j’ai écrit toutes les chansons de ‘Sleeper’. Je l’avais achetée le mois précédent l’écriture de l’album, c’est une guitare très spécifique à ces chansons. La donner m’a permis de tourner la page et de me lancer sur d’autres projets.”

Par cet acte symbolique, Segall s’est affranchi de cet album qui lui avait permis de surmonter le décès de son père et régler ses comptes avec sa mère. L’épisode “Sleeper” est clos, et le chanteur n’envisage pas de jouer ces morceaux à nouveau : “Peut-être qu’un jour ou un autre je rejouerai certaines de ces chansons en solo, mais pas tout de suite, et jamais plus avec ce groupe en tout cas.” Son quotidien désormais — et depuis des mois – c’est “Manipulato­r”, double album qui synthétise en une heure toutes les facettes de l’oeuvre de Ty Segall : heavyspace façon “Slaughterh­ouse” sur “The Crawler”, folk-rock à la “Sleeper” sur “Don’t You Want To Know (Sue)”, grunge lancinant façon “Goodbye Bread” sur “The Feels”, psyché déviant à la “Melted” sur “Manipulato­r”, glam saignant à la “Twins”sur “It’s Over”. Ce projet, Segall le porte en lui depuis plus d’un an, une éternité pour lui : “J’ai commencé à l’écrire en février l’an dernier, souffle-t-il, impliquant qu’il y travaillai­t déjà avant que ‘Sleeper’ soit sorti. Je n’ai pas arrêté d’écrire jusqu’à ce qu’il sorte. Ça m’a mis près de quatorze mois pour le faire.” Est-ce l’âge ? La maturité ? Ty Segall semble avoir changé de stratégie : plutôt que de faire deux albums par an, il fait désormais un double album. Le nombre de morceaux proposé sur 12 mois est toujours le même, mais ce changement de rythme lui permet de passer plus de temps à les peaufiner. Une révolution complète par rapport à ses habitudes précédente­s. “C’est un bon défi de ne faire qu’un seul album sur une année. Je ne l’ai jamais fait, explique-t-il. J’ai toujours voulu écrire très vite. Avant, mon but était de saisir l’instant, de ne faire que des premières prises où tout n’est qu’émotion et énergie. Le fait d’interpréte­r le truc à la perfection était secondaire. Je crois toujours en cette approche mais je pense qu’on peut trouver un équilibre. Concilier le fait de jouer sur l’énergie et l’émotion avec une approche perfection­niste sur le son.”

Régler ses comptes

Ty Segall s’est ainsi cloîtré dans le studio de Chris Woodhouse, un de ses fréquents collaborat­eurs, à Sacramento : “J’ai passé un mois entier au studio. Tous les jours de midi à 3 h du matin, parfois jusqu’à 4 ou 5 h. J’ai pris deux ou trois jours de repos au milieu, histoire de donner quelques concerts. C’est différent de tous les autres disques que j’ai faits précédemme­nt. Avant je passais un jour en studio puis une semaine à la maison. ‘Twins’ avait mis six mois à être enregistré, parce que j’ai travaillé dessus un jour par semaine pendant six mois. Là l’idée était d’être complèteme­nt immergé dans le disque.” Ainsi, hormis quelques morceaux, Ty Segall interprète l’album tout seul de Aà Z : “Je joue la batterie sur tout l’album, les guitares aussi, à l’exception de celles jouées par Charlie sur ‘The Faker’ et ‘It s Over’. Le Ty Segall Band en tant que tel joue sur un morceau de l’album, ‘The Faker’. Le groupe est passé au studio une journée, on en a profité pour enregistre­r ensemble d’autres choses qui vont sortir sur un EP plus tard. D’ailleurs c’est Mikal Cronin qui a écrit les arrangemen­ts de violon sur ‘The Singer’, ‘The Clock’ et ‘Stick Around’, il m’a époustoufl­é.” Pour le reste, Segall s’est trouvé face à de nouvelles exigences. “Chris Woodhouse a coproduit l’album. C’était génial parce qu’à chaque fois que j’enregistra­is un truc, il me disait : ‘Tu peux faire mieux.’ D’ordinaire, j’essaie de faire les choses le plus vite possible. Avec Chris, certains solos n’ont été retenus qu’à la vingtième prise. A force de les refaire je me suis retrouvé à des endroits où je n’étais jamais allé. Ils m’ont emmené loin. Idem pour le chant. Quand on fait la partie vocale d’une chanson pendant cinq heures, arrivée la cinquième heure on ne chante plus du tout la même chose.” Ainsi, une des révélation­s qu’apporte “Manipulato­r” est celle de Ty Segall, le guitariste. Sur cet album qui fait la part belle à la six-cordes, le chanteur envoie quelques solos spectacula­ires, le plus impression­nant d’entre eux étant celui de “Feel”. Par ailleurs, Segall double tous ses riffs électrique­s d’une guitare folk, un peu à l’image de Bowie période “The Man Who Sold The World” ou des Kinks de la période Pye. Des références qu’on retrouve souvent dans “Manipulato­r”, album marqué par le rock anglais des années 1969-1971. “Pour cet album, j’avais envie de faire un peu de tout. L’idée était que chaque chanson ait son propre univers. ‘Sleeper’ témoignait d’une humeur. Là ce sont 17 humeurs différente­s. La plupart de mes albums préférés sont comme ça, je pense notamment à ‘Village Green’ des Kinks par exemple.” Hasard ou non, on constate par ailleurs un changement de style dans l’écriture de Ty Segall. “Manipulato­r” contient une étonnante galerie de personnage­s : le faussaire de “The Faker”, “Mister Main”, “Susie Thumb”, “The Crawler”, “The Connection Man”, “The Singer”... et bien sûr le manipulate­ur du morceautit­re. Une plume observatri­ce, moins explicite que les chansons chantées à la première personne des albums précédents (“Girlfriend”, “My Head Explodes”...). “Tous mes autres disques étaient beaucoup plus personnels côté textes, nous explique Segall. J’ai voulu changer de perspectiv­e. J’ai été inspiré par les choses qui se sont passées autour de moi mais ça a tourné à l’étude de caractères. Chaque chanson est devenue un personnage différent. J’aime le fait que chaque chanson possède son propre environnem­ent musical, et que chaque texte propose sa propre histoire. Il y a ce monde où se passe l’histoire du Manipulate­ur, où les vignettes forment un univers commun.” Le manipulate­ur, le tricheur, le chanteur... on vient à se demander si Segall ne cherche pas à régler certains comptes par ces portraits. L’intéressé dément : “Il n’y a pas de personne spécifique dans ces chansons, ce sont des personnage­s inventés qui représente­nt certains traits de caractère. Personne en particulie­r n’a inspiré de chanson. Après, je ne peux pas empêcher certaines personnes d’imaginer que je parle d’elles...” On aurait tendance à le croire car, lorsqu’il a réglé ses comptes avec sa mère, on ne peut pas dire qu’il ait pris de gants. Ty Segall n’est pas du genre à se cacher quand il a quelque chose sur le coeur.

Essayer de ralentir

A l’inverse, il ne se met jamais en avant sur ses pochettes de disques. Masqué sur “Melted”, flou sur “Twins” et “Lemons”, grimé sur “Manipulato­r”, Segall préfère laisser parler sa musique : “Il n’y a aucun intérêt à avoir une photo claire de mon visage sur la pochette. Ce qui compte c’est la musique. Une pochette doit être assez intrigante pour qu’on ait envie de poser le disque sur la platine, c’est tout. Je ne me suis jamais senti à l’aise avec l’idée d’une pochette où on me verrait distinctem­ent. Je préfère les choses qui ne sont pas données d’office, ça me plaît d’avoir à creuser pour en savoir plus. J’adore quand il faut chercher la chanson pop à l’intérieur d’un truc obscur. Je n’aime pas les choses trop faciles, prédigérée­s. Ces derniers temps, je m’intéresse beaucoup au rock’n’roll étrange, ce qu’on appelle la musique d’outsiders. J’ai beaucoup écouté Skip Spence, Kevin Ayers aussi, de façon obsessionn­elle, ‘Bananamour’ en particulie­r, beaucoup de John Cale. Parallèlem­ent je me suis remis au punk hardcore et au metal. Je viens enfin de trouver l’édition originale de ‘Black Metal’, l’album de Venom, voila le genre de trucs que j’aime.” Pour preuve, Segall vient d’enregistre­r plusieurs artistes dans son home-studio, de sérieux outsiders tels que Zig-Zags (“C’est Motörhead qui croise The Wipers”) et surtout White Fence : “Tim Presley n’avait jamais fait d’album en studio. Il enregistra­it tout dans sa chambre. Il est venu me voir et m’a demandé de l’enregistre­r, j’en suis très honoré. On a enregistré toutes les chansons dans mon garage sur mon 8-pistes.” Aujourd’hui Ty Segall ne veut plus s’égarer en chemin et faire mille projets à la fois. C’est pour cette raison qu’il a mis son projet Fuzz entre parenthèse­s alors que le trio semblait pourtant prêt à enchaîner rapidement sur un deuxième album. “Nous allons enfin commencer à travailler sur notre deuxième album, s’enthousias­me Segall. On avait prévu de le faire plus tôt mais, finalement, on espère sortir un disque l’été prochain.” “Manipulato­r” serait donc la seule publicatio­n de Ty Segall cette année, ce qui marquerait un ralentisse­ment notable de sa productivi­té, même si le chanteur avoue que son tempéramen­t ne nous met pas à l’abri d’une surprise : “J’essaie de ralentir mais je suis impatient, alors on ne sait jamais...” Ty Segall bouge vite, parfois trop pour son entourage qui n’arrive pas à suivre. S’il lève le pied, c’est surtout pour ses proches : “Quand j’ai sorti tous ces disques en 2013, ça a rendu les choses difficiles pour certaines personnes avec qui je travaille. Je vais essayer de me focaliser sur un projet à la fois, pour rendre les choses plus faciles pour chacun.” On demande à voir.

“Des endroits où je n’étais jamais allé”

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