Ty Segall
“MANIPULATOR”
Voilà, enfin, on y est. Ty Segall, enfant chéri du rock and roll, semble enfin toucher au but. Pour rappel, Ty est un multi-instrumentiste surdoué venu de Californie qui partage avec Kurt Cobain, avec lequel il est parfois comparé, ce point commun frappant : une érudition parfaite, conséquence de milliers de mp3 goulûment ingérés. Pour preuve, on l’a vu aussi bien reprendre Cream que les Vibrators, King Crimson, Hawkwind ou Black Sabbath... Mais derrière son visage poupon et son allure de chérubin tranquille, Ty Segall est lui aussi un personnage multiple, complexe, adepte de la dissimulation. Le blondinet fuit cette époque de narcissisme exacerbé, semble noyer ses peines dans la composition forcenée — sise en son propre studio, aménagé dans son garage — et de stakhanovistes tournées. Nombreux étaient donc ceux qui semblaient passer à côté du phénomène : trop difficile à suivre, un rien trop isolé sur des labels confidentiels tels que Drag City ou In The Red. Clairement, rien ne lui a été offert et s’il est en passe aujourd’hui de conquérir la planète, il le doit, outre des prestations scéniques toujours plus médusantes, à la consécration critique de “Twins” puis de “Sleeper”, disque cathartique (décès de son père adoptif, brouille avec sa mère, déménagement à Los Angeles), solitaire, quasi entièrement acoustique. On pouvait donc légitimement rester sur sa faim, parce qu’on savait son potentiel immense et l’on attendait qu’il prenne son temps pour enfin livrer son “Nevermind” personnel. De ce point de vue, l’annonce d’un double album long de dix-sept titres avait de quoi interpeller : allait-il retomber dans ses travers...? Que l’on se rassure immédiatement : “Manipulator”, résultat ambitieux de plus d’un an de collaboration avec le producteur Chris Woodhouse, est probablement la suite de chansons la plus homogène du natif de Laguna Beach. Comme si le nouvel Angelino résumait, avec une gargantuesque frénésie, toute l’étendue de son art, façon de dire au revoir pour de bon à sa chère Frisco. On pourra donc se délecter de ces petits tubes typiquement segalliens, riffs martelés à la guitare acoustique, voix de tête et refrains contagieux, comme “The Hand”, “Tall Man Skinny Lady” ou l’excellente “Green Belly”, dont les couplets invoquent le patronage bienveillant de Ray Davies. Dans la lignée de ses récentes expériences “Sleeper” et Fuzz (son lourd power trio où il chante et frappe les fûts), le bipolaire angelot montre qu’il peut passer sans peine des pépites de folk versatile (“Don’t You Want To Know...” ou “The Clock”, qui rappelle Arthur Lee) à de surpuissantes bourrasques (“The Crawler”, “It’s Over”) lardées de volcaniques salves de six-cordes, brutales, dépravées. Partout, néanmoins, les mélodies impériales abondent et servent de toile de fond à des textes qui mêlent extraterrestres, peines de coeur et troubles mentaux. Mais ce n’est pas tout. Espiègle, curieux, notre wonderboy en profite pour explorer de nouvelles sonorités, comme le prouvent le synthé sinistre de “Connection Man” ou les orchestrations de cordes (signées Mikal Cronin) des splendides ballades “The Singer” et “Stick Around”, rappelant respectivement le meilleur de Bowie et T Rex. Comme un symbole, c’est le père biologique de Ty qui tient les baguettes sur cette dernière... Plus extraordinaires enfin demeurent ces épiques tours de force que sont “The Fakir”, boogie glam racé que l’on croirait emmené par John Lennon, et la dantesque “Feel”, explosée sous l’impact d’un solo dingue, tordu, méchamment désarticulé. Autant de très grands morceaux qui parachèvent de sacrer Ty Segall, qui vient d’ailleurs tout juste de fêter ses vingt-sept ans, comme le musicien le plus passionnant de la décennie. JONATHAN WITT