AMY WINEHOUSE
“Back To Black”
PREMIERE PARUTION : ROYAUME-UNI OCTOBRE 2006, FRANCE MARS 2007
Lors de la parution du premier album de la diva destroy en 2003, la France était totalement passée à côté de Amy Winehouse. “Frank”, chez nous, aurait pu sembler un énième avatar des Norah Jones et Katie Melua s’abattant sur la pop anglaise. L’originalité de ce premier essai tenait dans l’emploi de mots de tous les jours dans une pop jazzy manufacturée. Pour nos confrères de Mojo, “Amy jure comme un docker et fume comme un pompier”. “Fuck Me Pumps” annonçait clairement quelque chose de plus musclé que Joss Stone. Amy arrive pile : trois divas noires (Erykah Badu, Macy Gray et Lauryn Hill) ont disparu des charts depuis des mois. Le public attend impatiemment quelque chose... Amy ressurgit durant l’été 2006, avec l’annonce de ce nouvel album, “Back To Black”. Elle a perdu six kilos et exhibe de nouveaux tatouages et un piercing. Elle a dressé sa chevelure en chignon choucroute, très Ronnie Spector. L’album qui paraît au Royaume-Uni dès octobre est un disque de rupture écrit par la chanteuse après moult déboires avec un infidèle nommé Blake Fielder Civil. “You go back to her and I go back to black” est l’une des expressions saisissantes de ce disque. C’est beau et tragique comme du Irma Thomas, c’est du Amy Winehouse... Lors des folles années du CD et de la compilation à tout crin, il était vite apparu qu’on ne pouvait mélanger les styles Stax et Motown, par exemple. Impossibles à marier, les meilleurs titres des deux compagnies rassemblées produisaient un résultat quasi indigeste. Cet album rusé, soulevé par deux producteurs de génie, réussit l’impossible : marier les tendances soul. Toutes les tendances. On trouvera ici des effluves Stax, Motown, Curtis Mayfield, Philly Sound, doo-wop, gospel, girl group. La magie de la production est d’avoir trouvé le moyen de lier tout cela sans synthétiseurs, de fournir un tapis moderne, ruisselant de clins d’oeil pop. Et puis il y a la voix. Sur le DVD “I Told You I Was Trouble”, un bienfaiteur du genre humain a placé une courte séquence : la première audition d’Amy, 19 ans, chez 19 Management. Incroyable scène, digne de Nouvelle Star, où on voit une timide jeune fille (née en 1983) littéralement habitée d’un instrument qu’elle ne contrôle ni ne maîtrise, mais qui est bien là, dans sa gorge. Amy Winehouse a pourtant commencé jeune, à l’âge de dix ans, dans un duo rap à Camden. Son père, chauffeur de taxi, l’encourage dans cette voie. Il deviendra un personnage clef de la saga Winehouse. Elle signe chez Island, publie donc “Frank” en 2003 et revient avec “Back To Black” et l’intention de rendre hommage aux girl groups et à leur musique venue du tréfonds de l’âme teenage. Amy a aimé, Amy a souffert. Elle va en tirer un disque complet, total, et au passage, sa version de l’histoire nous explique où en est la jeunesse anglaise. En vraie chanteuse, elle défraye ensuite la chronique faits divers alors que son disque, sans doute le grand chef-d’oeuvre de cette année-là, reste scotché un an dans les dix premières ventes de tous les pays où il sort ensuite. La révélation devient mondiale. Amy Winehouse serait “la vraie grande artiste” comparée à toutes les sympathiques trouvailles des shows découvreurs de talents qui font florès à l’époque. Il est intéressant aujourd’hui de relire les critiques. Tout de suite, les Anglo-Saxons sont bluffés par la riche texture du travail des deux producteurs à pedigree. Mark Ronson a travaillé avec Lily Allen et Robbie Williams. Salaam Remi avec Nas, Fugees, Joss Stone. Les Français sont, dans un premier temps, incertains. Ce tsunami soul les laisse perplexes. Amy Winehouse, chanteuse rétro ? Non, chanteuse cultivée ! Son eulogie des Shangri-Las, son amour des Ronettes éclairent magnifiquement cet album. Dans Rock&Folk, Nicolas Ungemuth est formel : “‘Back In Black’ est l’un des plus grands albums soul jamais entendus depuis 1962.” Le disque est remarquable. Démarrage par un choc certifié : “Rehab”. Méthode Aretha Franklin qui attaquait par “Respect”, “Satisfaction” ou “Think”. On est d’ailleurs dans le domaine gospel. Avec des cuivres qui tonnent et cornent, des cordes de soie. L’histoire offre un axe différent de tout ce qu’on a entendu. Selon Amy, on veut l’envoyer en cure de désintoxication, “je préférerais écouter Ray chez moi”. Elle en appelle à son papa, lui demande de la défendre, la protéger. C’est la thématique du “Papa Don’t Preach” de Madonna vingt ans plus tard. Une étrange complicité unit la fille et son père. Ensuite, grosses batteries et ambiance soul classieuse (Philly Sound) confirmée pour “You Know I’m No Good”. Remarquables ponctuations des cuivres. Suit une très grosse affaire : “Me And Mr Jones” dans laquelle Amy s’imagine une aventure avec le chanteur Nas. Et invente au passage un mot : “What kind of fuckery is this ?” On n’entendait pas de telles expressions sur les disques Motown ! Autre très grand moment : “Tears Dry On Their Own” avec son joyeux chorus. En juin 2007, on découvre Amy Winehouse sur scène dans un festival anglais. Elle chante, frêle et concentrée, arpentant une scène gigantesque. Elle est soutenue par un groupe de rêve : les Dap Kings de New York et deux Specials aux choeurs. Dans le public, l’effet de la Voix est incroyable. Des spectateurs éclatent littéralement en sanglots, une véritable messe soul est dite sous un soleil de plomb. Dès le lendemain, les Stones offrent à Amy un duo avec Mick Jagger (sur “Ain’t Too Proud To Beg”). La suite est moins glorieuse. Sur la dernière chanson de l’album, “Addicted”, Amy tance son amant qui lui a encore fumé sa réserve d’herbe (“et j’aime ça encore plus que la bite”). Dès le mois d’août de la même année, on la retrouve en piteux état à Benicassim. Couverte de bleus, intoxiquée, irascible. Ses performances s’en ressentent. La suite de ses tournées évoluera entre délire, scandales, révélations, retrouvailles avec son époux Blake qui part en prison, etc. Puis des exactions télévisées et des tribunaux, plein de concerts annulés. Et Amy de poursuivre une carrière brinquebalante, entre punkitude et outrage, moitié Sid Vicious et moitié Aretha Franklin. Ultimement, voilà pourquoi “Back To Black” est un grand disque : sa chanteuse l’a vécu en public.