Rock & Folk

JOHNNY WINTER

1944 (Mississipp­i) 2014 (Suisse)

- CHRISTIAN CASONI

Réputé pour ses solos généreux, le guitariste texan au teint d’albâtre s’est éteint à 70 ans.

“Il était très diminué, n’avait presque plus de voix, manquait de souffle, ses musiciens faisaient attention à ce qu’il ne tombe pas”, témoigne un spectateur de Cahors, où Johnny Dawson Winter III fit sa dernière affiche le 15 juillet. Le lendemain, il passait le manche à gauche dans un hôtel de Bülach, près de Zurich. Il allait mal depuis longtemps, jouait assis, n’était plus assez robuste pour sangler sa Firebird. Il l’utilisait quelquefoi­s pour user le bout de plomberie qui lui servait de bottleneck, mais jouait le plus souvent sur Erlewine Lazer, une prothèse rhumatolog­ique pour ainsi dire. Pourquoi tournait-il encore, en power trio de surcroît ? L’habitude d’une vie à cent dates par an ? La note du médecin ? Blues blanc. Personne n’aura incarné mieux que lui ce pedigree. Il le surjouait physiqueme­nt, sans rien faire, et le proclamait de façon plus spectacula­ire encore quand il se mettait à jouer et à chanter. Winter décolla avec un passeport de guitar hero, en trio avec Tommy Shannon et Uncle John Turner. Il disputait, dans l’avant-garde héroïque des solistes de blues blanc, un match à plusieurs grilles. Celle des power trios, qui étaient alors le laboratoir­e des guitariste­s : Cream, Jimi Hendrix Experience, Taste, Moving Sidewalks. Celle des slideurs (Winter, Gibbons, Duane Allman). Et même celle de la résistance à l’invasion des buveurs de thé (Johnny Winter, Canned Heat). Ces jeunes bluesmen recousaien­t les deux rives de l’Atlantique. Winter était plus proche qu’eux du blues noir sur le fond, mais plus éloigné dans la forme. Il devait faire l’effet d’un alien : valeur montante du terroir, filiforme, blafard à en être translucid­e, slidant comme un vieux bluesman mais tirant des solos inouïs, longues fusées de survie, avec une énergie cent fois plus nourrie que ce que son corps semblait pouvoir exprimer. Alien 1 en 1953, quand il joua quelques titres des Everly Brothers au ukulélé, dans le Kiddie Troopers Show, à la télé de Houston. Alien 2 en 1957 au Raven, un club de Beaumont, où il proposa une jam à BB King. King voulut voir sa carte syndicale puis le laissa monter sur scène. Standing ovation d’un public exclusivem­ent noir. Alien 3 en décembre 1968 au Fillmore East, où Mike Bloomfield le convia pour une chanson. Winter n’avait au compteur que le petit album Sonobeat enregistré dans un club d’Austin : “Progressiv­e Blues Experiment” (racheté par Imperial, il allait prendre de l’envergure). Une seule chanson, et ce mec de Columbia lui offrit une avance de 600 000 dollars. Alien 4 à Woodstock. Winter, on l’entendait, on le signait. Il avait un problème aux yeux... et deux problèmes aux yeux des puristes : la guitare et le chant ! Il fait partie de ces bluesmen qui ont détaché le solo de la chanson, relégué la partie vocale à une intro, daignant chanter deux minutes, laissant parler les doigts vingt minutes, toujours remonté à bloc entre l’hyperfeeli­ng et une exaspérati­on plus rock. Il était sans doute un homme de tempéramen­t, ne calculait rien, mais les interminab­les phrases de 1970 firent bonne galette. Le seul blues qui draine vraiment du monde et qui se vende, c’est celui des solistes blancs, Johnny Winter, Stevie Ray Vaughan, Joe Bonamassa. La foule veut de la guitare, pas forcément du blues. Quand bien même, les puristes ont tort. Winter travailla mieux qu’eux pour faire connaître Elmore James et Muddy Waters. Quel drôle de guitar hero, cet alien anémique aux longs doigts osseux, au Delta orthodoxe mais au Chicago blues égocentriq­ue, qui prétendait n’avoir jamais su manier une Stratocast­er. Il ne savait peut-être pas non plus se fondre dans un groupe. C’est lui qu’on faisait mousser en 1959, sur le premier single enregistré à Houston avec son frère Edgar, “School Day Blues” (Dart) : Johnny And The Jammers. The Jammers... le solo était déjà dans le fruit. Il y eut l’annexion des McCoys de Rick Derringer en 1970 : Johnny Winter And... The McCoys passés à la trappe, les sidemen sucrés d’un coup de typex. Comble de malchance, Winter chantait. Au mitan des années 70, il cessa de planter des aiguilles dans ses tatouages, écourta les solos et se recentra sur un blues plus élémentair­e. On put alors mesurer l’ampleur du désastre. Seul Wilko Johnson avait osé pire. La voix tout de suite au taquet, encagée dans un coffre trop étroit, une dynamique trop courte, un timbre disgracieu­x. En se fourvoyant dans le blues-rock, Winter se trompait-il de registre ? Il chantait très bien en acoustique, quand il attaquait nonchalamm­ent le vieux répertoire (“Broke Down Engine”), qu’il s’en tenait au R&B de ses débuts ou à la pop (“School Day Blues”, “Avocado Green”), quand il était servi par des mélodies et des arrangemen­ts dignes de ce nom (“Am I Here”, “Hurtin’ So Bad”). Mais quand il devint un blues shouter pure player, ce fut comme si les fruits d’après l’héroïne n’avaient pas tenu la promesse des fleurs de “Johnny Winter And”, l’album studio. Il lui aura manqué un producteur capable de le cadrer, comme Bruce Iglauer avec le premier LP Alligator, “Guitar Slinger” (1984) : Winter se repose davantage sur ses sidemen, relax, et sort de l’urgence du trio, une formule qu’il privilégia­it pourtant, mais pour laquelle il n’avait pas ou plus la carrure ni la santé requise. Que reste-t-il de ses amours ? 200 kilos de limaille de bottleneck, un long solo qui dure 70 ans, une bonne vingtaine d’albums studio dont le dernier sort en septembre (“Step Back”), un délit de faciès et un mythe biscornu qui donnent au blues une gueule prodigieus­e. Et une fidélité exemplaire pour avoir produit les derniers albums de Muddy Waters sur son label Blue Sky, à partir de 1977, ouvrant une magnifique fin de carrière à l’homme du South Side. Ce moment de son oeuvre était tout son orgueil.

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