PROSPECT FLYIN’ SAUCERS
Pas simple d’être crédible en matière de swamp quand on vient de France. Ces Soucoupes ont une autre vision, où notre pays serait un prolongement de la Louisiane.
Henri Michaux l’aurait dit comme ça : “Il manquerait au blues français un grand fleuve” qui lui dégagerait de l’espace et lui donnerait un saint patron. Les boogaloos hexagonaux reprendraient alors la Louisiane aux Yankees, notre americana, un empire silencieux dont les styles traversent trois ou quatre civilisations et s’étirent des Grandes Antilles à la Forêt Noire. C’est notre point d’intersection providentiel avec un capharnaüm d’idiomes qui ne chantent pas chez Drucker, la soul et le funk, le blues et le boogie (swamp), le rock’n’roll et le rhythm’n’blues (zydeco), la country (cajun), les musiques amérindiennes et le jazz. Hormis le jazz pour l’instant, les Saucers se gardent tout le reste.
Un tank en or massif
Éparpillés sur la façade Atlantique, de Rennes à Toulouse, ils tournent beaucoup et partout, en France et au dehors, seule raison d’être des six albums pêchus, joyeux et colorés qu’ils sèment dans leur sillage. Le dernier, “Swamp It Up”, fume encore dans les bacs. Les Saucers sonnent “à la fois roots et moderne”, fidèles au précepte du swamper tutélaire Benoît Blue Boy, qui recommande d’attaquer le blues et ses extensions “comme un ignorant, de trouver son propre système”. Ceux de l’Ouest sont rock’n’rollo-compatibles, rien à voir avec une bande d’ethnologues qui passent un doctorat de musiques trad. Au début des années 2000, peu de groupes s’enfonçaient dans la jungle Louisiane/ Golfe du Mexique. “Il paraît que notre répertoire était trop ouvert, on prêtait le flanc à ce genre de polémique.” Celui qui cause s’appelle Fabio Izquierdo, harmoniciste sur le tôt, accordéoniste sur le tard, l’un des trois chanteurs et porte-parole des Soucoupes. L’étage Gumbo Special fut ajouté quand Izquierdo se mit au mélodéon (ou squeeze box). Ils sont cinq : Izquierdo, Le Goff, Joussot, Duchein et Stanger, mais disposaient d’un module satellite de onze personnes pour “Swamp It Up”, trompette, trombone, saxo, frottoir, des guests comme s’il en pleuvait, Jimmy Burns qui a fait carrière chez Delmark, le blues shooter Sugaray Ford, Loretta des Badkings, Emmanuel Bertrand, banjo chez Dick Rivers, ou Laurent Bechad, percu chez Rufus Bellefleur, “ovni qui puise dans la country, le cajun, le metal et le hardcore”. Les chiens fous de “Crawfish Groove”, ceux qui avaient logé un bayou chez les punks
d’Undersounds, sont devenus des cadors, tenus par une discipline soul, avec un chic funky parfois, parfois un cool zydeco, bref toutes les saveurs énumérées en préambule, guitare en retrait, chorus mesurés, attention portée aux mélodies. “Il fallait dégager de la place pour les nombreux invités qui poseraient leur couleur sur cette ossature. Jouer comme un ignorant, c’est jouer simple.” Ils changent de fuseau socioprofessionnel avec ce son cossu, cette production imposante et remarquablement équilibrée. Sous étiquette Quart de Lune, ils avancent pour une fois dans un tank en or massif. Disons plutôt : sur un tricycle peint en jaune (on est quand même dans le blues français). “Quart de Lune se charge de la stratégie marketing, nous restons producteurs du projet. On a enregistré l’album sans risquer l’endettement, c’était nouveau. Les bénéfices seront réinjectés dans le suivant.” Le blues français et ses extensions, métastase spécialisée de ce qu’on a appelé un temps le rock alternatif, est décidément une crypte encombrée de chefs-d’oeuvre illégitimes. Les Saucers habitent là-dedans, boogaloos professionnels, rouleurs de bon temps.