Rock & Folk

EN VEDETTE NICK CAVE

Le chanteur australien est à l’honneur d’un drôle d’objet filmique nommé “20 000 Jours Sur Terre”, documentai­re scénarisé où la star révèle des facettes insoupçonn­ées.

- Thomas E. Florin

La couronne plane au-dessus de sa tête, la flammèche va toucher son front, voici le paraclet à portée de main. On le sent, Nick Cave veut sa couronne. Pour cela, il sue, redouble d’efforts, fait campagne. Et cela porte ses fruits. L’enthousias­me des spectateur­s de sa dernière tournée était peu croyable. On a entendu de ces choses sortir de bouches pourtant habituelle­ment mesurées...

“C’est l’Elvis moderne.” Le répertoire, l’énergie, le magnétisme, tout joue en sa faveur. Mazette. Alors on en est là ? A l’asseoir sur le trône. Sauf que l’intrigue traîne en longueur, alors Nick accélère la cadence. Et quoi de mieux qu’un petit film de propagande pour le propulser

capo di tutti i capi ?

Devenir une rock star

“20 000 Jours Sur Terre”, soit quelque 55 années d’un homme toujours au 36e dessous, mais marchant au-dessus de la mêlée. Il a débuté en tant que petite frappe romantique, enfant junkie, pour devenir, à l’âge mûr, un grand mystificat­eur. Nick Cave a adapté sa posture d’auteur gothique, de tutoyeur du diable, à mesure qu’il prenait de l’âge. Voici les métamorpho­ses de Nick Cave, celles que l’on peut suivre depuis Birthday Party jusqu’à ses BO de films. Des changement­s lourdement appuyés par la publicatio­n de ses romans et scénarios portés à l’écran. Nick Cave change de peau tout en faisant croire que lui n’a pas bougé. Sa posture est celle de la vieille âme, terrée au fond des ténèbres, observant le chahut du monde, le voyant, lui, tel qu’il est. Violent et absurde, voici sa sentence. Pour nous faire accéder à sa vérité, Mr Cave a accepté que l’on tourne sur lui un docu-fiction. Un documentai­re fictionnel, exactement comme “L’Enlèvement De Michel Houellebec­q”, mais avec les moyens en plus et le second degré en moins. Le principe, si on l’ignore, est qu’ici tout est vrai, mais tout est faux : chacun joue son rôle, certaines scènes sont improvisée­s et d’autres pas. Voilà. Au début du film, on verra vraiment Nick dans son lit, et on verra le vrai dos de sa femme, qu’elle a fort joli au passage, sauf que lui fait semblant de ne pas réussir à dormir, et qu’il n’est pas vraiment 7 heures comme l’indique son réveil. Puis, une voix s’élève en off, la sienne bien entendue, et le film débute par cette phrase : “A la fin du 20e siècle, j’ai cessé d’être un être humain. Ce n’est pas forcément une mauvaise chose, c’est juste une chose.” Métamorpho­se, on vous a dit. Alors, comment se déroule-t-elle, cette 20 000e journée sur Terre pour Nick Cave ? Elle sort légèrement de sa routine habituelle : je me lève,

j’écris, je mange, j’écris, je regarde la TV. Mais il est difficile de montrer un humain écrire, manger et regarder la TV pendant 1 h 30. Alors Nick a d’autres activités pour l’occasion : il déjeune avec son pote Warren Ellis, conduit sa voiture dans Brighton, visite son centre d’archives personnell­es (oui oui, on y reviendra), regarde la mer, parle avec des apparition­s sur son siège passager (Kylie Minogue, Blixa Bargeld, Ray Winstone) puis va voir son analyste. Parallèlem­ent à tout cela, les réalisateu­rs Ian Forsyth et Jane Pollard ont filmé les séances d’enregistre­ment du dernier album des Bad Seeds, “Push The Sky Away”, dans le Sud de la France, au studio La Fabrique, séquence où réside le véritable intérêt du film. D’ailleurs, le projet initial était de se contenter d’un petit film promotionn­el autour de cet album. Puis, quand les grands esprits se rencontren­t, les choses ont dérapé et le petit film publicitai­re est devenu grand. L’excuse centrale fut de montrer le processus créatif de l’artiste, la manière dont les chansons naissent, la façon dont on se réinvente dans une oeuvre, tout cela justifié par une explicatio­n psychologi­sante : Nick Cave a besoin de ne pas être lui. Il ne s’aimerait pas tant que cela, notre porteur de chemise rouge. C’était déjà le cas dans son enfance, comme il le raconte à son analyste, Darian Leader, auteur du “Nouveau Noir : Deuil, Mélancolie et Dépression” : “Quand j’étais enfant, je n’aimais pas ce que je voyais dans le miroir. Mais j’aimais ce que je voyais sur les pochettes de disques.” Sa première réinventio­n fut de devenir une rock star, dès ses 20 ans, dans les Boys Next Door, version bêta du Birthday Party. Lors d’une de ses conversati­ons

fantomatiq­ues avec l’acteur Ray Winstone (qu’il a certaineme­nt connu lors du tournage de “The Propositio­n”), Nick Cave révèle la formule : “Une rock star ne doit pas trop changer. C’est un personnage que l’on doit pouvoir dessiner d’un seul trait.”

“Ce qui me fait le plus peur ?”

Nick Cave a débuté en se maquillant le visage comme ceux des modèles d’Egon Schiele : posture cambrée, cheveux en bataille, silhouette aussi tortueuse que l’esprit, danger et stupre à tous les étages. Puis, comme sur les tableaux du Viennois, ses grands yeux regardent toujours vers le spectateur. Voilà pour la jeunesse. Puis, la première période des Bad Seeds, les chemises rouges de “From Her To Eternity” et “Tender Prey”, le smoking et la fumée de cigarette sur “Kicking Against The Pricks”, vaporeux et électrique, il se rêve en personnage de Munch, en bête fauve. C’est cette créature que Wim Wenders immortalis­era dans “Les Ailes Du Désir”. Puis les joues se mirent à tomber, la gueule se déformer, les costumes sobres, noir et blanc, remplaçant les excentrici­tés de naguère, et les cheveux se domptèrent par le peigne, tirés en arrière. De “Henry’s Dream” au pianobar suicidaire “No More Shall We Part”, Nick Cave était devenu fréquentab­le et chantait “Where The Wild Roses Grow” avec Kylie Minogue. C’était le début des temps caricatura­ux, du personnage fait d’un trait façon Cocteau, truffé de symboles et de maniérisme­s. C’est aussi le moment des romans, la rampe de lancement vers sa transforma­tion “physique de cannibale avec un

os dans le nez”, comme il le dit lui-même, en se regardant dans le miroir, au début de ce film. Depuis les années 90, on l’aura bien compris, Nick Cave est avant tout un écrivain. Même dans sa parenthèse toute en poils avec “Grinderman”, c’est le cliquetis d’une Remington portative qui ouvrait “No Pussy Blues”. Voilà ce sur quoi les 20 000 jours sur Terre appuient, et lourdement. Le montage passe indifférem­ment du clavier de la machine à écrire à celui du piano. Face à la première, des piles de livres, ses inspiratio­ns. Face au second, une photo de Pierre Klossowski, frère du peintre Balthus, écrivain, tenant lui-même le pinceau de temps à autre, certaineme­nt un modèle de diversific­ation. Car le noeud, nous l’avions précisé dès le début de cet article, se resserre autour de la transmutat­ion de Nick Cave. Retournons brièvement du côté de chez son analyste et écoutons un peu ce qu’il y raconte : des jeunes femmes le travestiss­ent alors qu’il a 15 ans, il raconte comment lui-même se transforme, change de peau sur scène, puis en vient à parler de son père. Le père de Nick Cave, en lui lisant l’incipit de “Lolita”, se transforma­it en autre chose, en une sorte d’ange, se faisait pour son fils passeur de chefd’oeuvre. Nick sur scène ne ferait que cela : passer au public ses oeuvres à lui, en devenant plus grand que nature, un colosse, un écrivain performer. Voici ce qu’il essaye de dire. Et si nous n’avions pas compris, il le raconte à nouveau au travers d’une anecdote sur Nina Simone, contée à son analyste, puis évoquée comme souvenir commun avec Warren Ellis, calée entre le disque “I’m New Here” de Gil Scott-Heron et une fausse main coupée en guise de presse papier : “Tu te souviens Warren, de Nina Simone, qui, avec son maquillage égyptien, s’est avancée sur le devant de la scène et a scruté la salle, avec colère ? Puis elle s’est assise au piano, a collé son chewing-gum contre le Steinway et s’est transformé­e en ange au fur et à mesure du concert... — Bien sûr que je m’en souviens, lui répond Warren. J’ai même ce chewing-gum quelque part dans une serviette, l’une de celles qu’elle utilisait pour s’essuyer le front.”

Car oui, ces gars sont aussi des fétichiste­s. Surtout de leur propre vie.

Trop-plein de sang

Pour mieux se métamorpho­ser, mieux vaut garder une trace de ses anciennes peaux. Toujours à son analyste, Nick Cave dit : “Ce qui me fait le plus peur ?

Perdre la mémoire.” Pour pallier Alzheimer, il possède un service d’archives personnell­es, un hangar, un sous-sol, ou des employés conservent ce qui lui a appartenu ou le représente. Voici la scène la plus hallucinan­te, mais aussi la plus grotesque du film. Nick descend au 4e sous-sol de ses souvenirs, se

fait projeter des diapositiv­es de ses anciennes fiancées, raconte leur beauté indiscutab­le à la caméra, puis demande noncha lamment : “Tu as mon

exemplaire de ‘Lolita’ ?” avant qu’une petite main ne lui tende un livre de poche biscornu qui ne coûtait que quelques dollars. La séance diapo bat son plein, Nick commente sa vie puis demande : “Il y a des superbes photos de Tracy se faisant uriner dessus ?” Pour notre plus grand plaisir, nous avons le droit aux photos du concert de Birthday Party à Cologne en 1981 durant lequel Tracy Pew, bassiste du groupe, se fait littéralem­ent pisser dessus par un type du public. Enfermés dans son image gothique, tortueuse et ultra violente, les concerts du groupe étaient devenus la catharsis d’un tas de types qui y voyaient une occasion d’expurger leur trop-plein de sang. “Nous étions définis par notre promoteur comme le groupe le plus violent au monde. Donc, ce qui se passait, c’est que les skinheads et les bikers, beaucoup de marginaux... de psychopath­es, venaient à ces concerts. Il nous est vite apparu que Birthday Party n’avait plus aucun rapport avec la musique et que les gens ne venaient plus que pour voir ce qui allait se passer à nos concerts. Nous éprouvions une certaine joie à décevoir notre public en jouant de dos et en nous baissant au fur et à mesure du set...” Disparaîtr­e de la vue du public, jusqu’à la simple disparitio­n du groupe. Si “20 000 Jours Sur Terre” détient son lot de moments embarrassa­nts, d’autoréfére­nce et de bouffonner­ie auxquelles Nick Cave ne se prête que trop depuis bientôt vingt ans, le film a également ses moments de lumière. Particuliè­rement dans le Sud de la France, en studio, où l’on voit le groupe au travail, les portes-fenêtres grandes ouvertes, l’air chaud et les cigales entrant comme un souffle dans les micros. Ces séquences, finalement, seront les rares moments d’authentici­té du film, ou l’on pourra approcher de plus près les hommes que sont Nick Cave et ses Bad Seeds. Ici, ils cessent de jouer aux artistes pour en devenir. C’est la naissance des morceaux, en studio, qui importe le plus quand on veut parler de la vie d’un musicien. Voilà exactement ce qui manque à la majorité des films sur la musique tel “Nothing Can Hurt Me” sur Big Star, où l’on ne parle que de la personnali­té torturée des musiciens mais jamais de leur travail en studio. Les réalisateu­rs ont eu l’intelligen­ce, ici, de laisser des moments d’enregistre­ment dans leur intégralit­é. Ainsi, l’émerveille­ment monte quand on assiste à la prise, live, de “Higgs Boson Blues”, l’un des beaux morceaux de ce dernier album, avec “Jubilee Street”. La voix de Cave dit, en préambule, que ce qu’il préfère dans une chanson, c’est l’instant où l’on ne la comprend pas totalement, où l’on ne sait quelle serait sa forme optimale, qu’il faut encore la découvrir. Puis, devant son piano, il chante, dirigeant son groupe, dans le moment, lui disant où monter, descendre l’intensité du jeu, le tout dans le plus pur instinct. Voici comme il nous plaît de voir Nick Cave, voici le moment où il se fait grand. C’est pour ces instants que sa couronne devrait lui être remise.

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