Rock & Folk

JOHNNY WINTER

- PAR BERTRAND BOUARD

Disparu en juillet dernier à 70 ans, le prodige de Beaumont (Texas) a eu une vie dense, connaissan­t à la fois les tumultes de la rock star décadente et les turpitudes du bluesman vagabond. Au moins aura-t-il joué beaucoup de guitare...

L’accueil du Fillmore East, en cette soirée du 13 décembre 1968, n’a rien de chaleureux. Michael Bloomfield, à l’affiche de la salle new-yorkaise avec Al Kooper, s’est pourtant fendu d’un speech enthousias­te, mais ce ne sont qu’applaudiss­ements timides et mines circonspec­tes, presque amusées, qui accompagne­nt l’arrivée sur scène d’un grand échalas pâle comme la lune, longs cheveux platine, aura étrange. Celui-ci se pose à quelque distance du micro, guitare en bandoulièr­e, stoïque. Son apparition suscite une tension jusque sur scène : dès l’intro du slow blues enclenché par la guitare de Bloomfield, batteur et bassiste se marchent sur les pieds, le rythme bringuebal­e. L’échalas laisse passer quelques mesures, puis s’approche du micro et déclame la première phrase du standard de BB King, “It’s My Own Fault”, d’une voix aussi noire que sa peau est blanche. Puis il libère une phrase de guitare vive comme l’éclair. Dans l’assistance, les corps se penchent en avant, des bouches s’entrouvren­t. Le voilà plus loin qui dévide un solo torrentiel, aligne les plans ancestraux avec une célérité diabolique, avant d’harmoniser quelques lignes avec Bloomfield, éminence, alors, du blues blanc américain. Au moment de conclure, il pulvérise un ultime flot de notes, tout seul, pendant de longues secondes. La foule se lève, applaudit à tout rompre. Parmi elle, les pontes de l’industrie du disque n’en ont pas perdu une miette. Une semaine plus tôt, un article de Rolling Stone s’enflammait justement pour ce prodigieux guitariste albinos qui écume les clubs du Texas depuis près de dix ans. Au cours des jours suivants, les enchères montent, attisées par un certain Steve Paul, qui s’est intronisé manager du phénomène. Personne ne veut passer à côté du prochain Jimi Hendrix et Columbia aligne l’avance record de 600 000 dollars. Après des années à courir les roadhouses remplis de rednecks belliqueux, Johnny Winter et son blues rock chauffé à blanc vont bientôt triompher à Woodstock. Mais malentendu­s, coups bas et excès en tout genre allaient paver l’avènement du guitar hero iconique des seventies et manquer, à plusieurs reprises, de l’envoyer valser dans les abymes. La ville texane de Beaumont se situe sur les bords du golfe du Mexique, à moins d’une heure de la Louisiane, son atmosphère fréquemmen­t viciée par les effluves des usines de papier, de soufre et des raffinerie­s de pétrole qui l’entourent. C’est là que Johnny Winter voit le jour le 23 février 1944, d’un père courtier en coton encore sous les drapeaux et d’une mère pianiste amateur. Johnny n’est pas un enfant comme les autres : il souffre d’albinisme oculaire et ne possède quasiment aucune pigmentati­on dans la peau, les cheveux ou les yeux. Tête de turc de ses camarades d’école, qui le surnomme

Blanchot ou Coton, il apprend vite à user de ses poings, prétend de toute façon venir de la planète Vénus. A défaut d’une vue optimale — 20/400 à un oeil, 20/600 à l’autre — le jeune garçon, de même que son frère Edgar, de deux ans son cadet et lui aussi albinos, possède une excellente oreille. Il prend quelques cours de piano, s’essaie à la clarinette, harmonise à trois voix avec Edgar et leur père, lui-même joueur de saxophone et banjo. Après quelques galas remportés avec son frère en chantant accompagné­s de leurs ukulélés, le gamin se prend à rêver d’une vie de musicien, envie renforcée après avoir vu Elvis Presley au Ed Sullivan Show en septembre 1956. Un après-midi qu’il entre dans la cuisine de son arrière grand-père, Ole Pa, il tombe en arrêt, fasciné par les sonorités qui sortent du transistor : la servante noire écoute KJET, une radio locale dédiée au blues. “Ni eux ni moi n’avions la bonne couleur de peau”, dira-t-il plus tard à propos des bluesmen noirs dont il se sent si proche. La nuit, il écoute les stations de blues, le transistor sous l’oreiller. Le midi, il sèche la cantine pour dévaliser le magasin de disques d’albums de Howlin’ Wolf, BB King, Jimmy Reed ou Muddy Waters. Après une guitare acoustique, Ole Pa lui a offert une Gibson ES-125 électrique et le gamin de douze ans s’emploie à reproduire les licks de blues, ou ceux de Chuck Berry, des heures durant. Il prend quelques cours avec un DJ créole de KJET lui-même guitariste de blues, Clarence Garlow, qui sera son mentor. Six à huit heures d’instrument par jour, ses progrès sont rapides. Un soir de 1959, Johnny participe au cinéma de Beaumont à un concours pour la sortie du film sur le rock’n’roll “Go, Johnny, Go”. En voyant arriver sur scène l’adolescent diaphane, le public s’esclaffe. Le gamin les crucifie d’une reprise de “Johnny B Goode” et remporte le concours, mais l’expérience le marquera à vie. Son premier groupe, Johnny And The Jammers, est fondé la même année et se produit dans les fêtes de lycée, puis les clubs et les roadhouses. Loin d’avoir l’âge requis — Edgar a 12 ans ! — les musiciens traficoten­t leur carte d’identité, avec la complaisan­ce des propriétai­res, peu regardants du moment que les gens dansent et picolent... Coiffé d’une pompadour, attifé d’un costard et de lunettes noires, le jeune Johnny commence à trouver la popularité qui l’a toujours fui. Il se renomme Johnny

Cool Daddy Winter et fait ses premières expérience­s éthyliques et sexuelles. Leader naturel, confiant dans son talent et son destin, il soigne tenues, jeu de scène, répertoire, constitué de hits rhythm’n’blues, rock’n’roll, country si le public l’exige, et de quelques blues, sa véritable passion : il continue d’accumuler les disques et les licks dans une quantité astronomiq­ue. Sur le plan vocal, sa fascinatio­n va de Ray Charles à Bobby Blue Bland, dont il essaie de reproduire la façon de hurler en faisant vibrer la note. Il compose également, et ce sont deux de ses morceaux, “School Day Blues”/ “You Know I Love You”, que le groupe enregistre six semaines après sa formation dans un studio local. Un soir, BB King passe au Raven Club, club blues du quartier noir de Beaumont. Johnny s’y rend, parvient jusqu’à lui et le tance pour jouer à ses côtés. Réticent, craignant un piège du fisc (!), King finit par lui prêter sa guitare pour une unique chanson, “Goin’ Down Slow”. Dans ce club où il est le seul Blanc, Winter obtient une standing ovation. Il a 17 ans. Un flingue et un couteau Dans les années qui suivent, le jeune musicien accumule les séances d’enregistre­ment, comme sessionman ou leader, pour des labels régionaux : en 1960 pour Ken Ritter, puis pour le label louisianai­s Grolic. Il ne se soucie guère de contrat. Il s’en mordra les doigts. A l’été 1963, il met le cap sur Chicago, capitale du blues électrique. Il y joue six soirs par semaine les hits du moment, jamme avec un Michael Bloomfield admiratif qui saura s’en souvenir, mais ne peut assister aux concerts de ses héros dans les clubs de blues du South Side noir, où personne n’ose l’emmener. Retour au Texas, nouvelles formations, nouveaux enregistre­ments. Son single, la ballade “Eternally”/ “You’ll Be The Death Of Me”, sur Frolic, marche suffisamme­nt au niveau local pour être distribué nationalem­ent en 1964 par Atlantic. Winter et son gang (renommé The Crystalier­s, It And Them ou Black Plague) tournent désormais dans tout le Sud. Aux morceaux de James Brown, Otis Redding ou Wilson Pickett s’ajoutent les tubes de la british invasion, Beatles et Stones notamment, que Winter adore. Lui et ses comparses incendient les bouges de rednecks qui carburent à la bière et s’amusent à balancer leurs

Dans ce club où il est le seul Blanc, Winter obtient une standing ovation. Il a 17 ans

Winter ouvre pour Muddy Waters, particuliè­rement impression­né par son jeu

de slide

bouteilles sur les musiciens, obligés de jouer derrière un grillage, surtout en Louisiane. Winter ne se déplace pas sans un flingue et un couteau, use de sa Les Paul blanche pour étendre les hurluberlu­s trop intrusifs qui réclament une troisième version de “In The Midnight Hour”, se fait courser sur les routes de campagne par des maris jaloux, lui le spécialist­e des femmes mariées... Un rythme éreintant, guère lucratif et fatal au groupe. Winter rebondit à Houston, y enregistre pour le label d’un certain Roy Ames, funeste personnage qui reviendra dans l’histoire. Epaulé notamment d’Edgar, il joue et chante de la soul six soirs par semaine à l’Act III, club où gigotent de girondes gogo girls dans des cages. C’est là qu’il fait la connaissan­ce du batteur Uncle John Turner, dingue de blues lui aussi. Le succès des Stones avec des titres de Howlin’ Wolf ou Muddy Waters incite à penser qu’il ne serait pas suicidaire de se consacrer, enfin, à son amour premier. Turner file récupérer son pote bassiste Tommy Shannon à Dallas. Nous sommes début 1968 et un nouveau chapitre, décisif, s’ouvre alors. Les gigs pour un trio de blues sont plus rares. Les revenus chutent, mais les trois compères s’accrochent, circulent entre Houston, Austin et Dallas à bord d’un corbillard, attifés de T-shirts et pantalons hippies, comme les stars du rock anglais. Leur quartier général s’appelle le Vulcan Gas Company, repaire de la contre-culture d’Austin. Ils expériment­ent l’acide, intègrent des morceaux de Jimi Hendrix et se bâtissent une réputation. Polygame consommé, un temps marié, Johnny se lasse des groupies dès l’instant qu’elles se font tatouer son nom sur les fesses... Au bout de quelques mois, le trio enregistre en deux nuits une démo dans le club vide, avec un seul micro. Une poignée d’originaux plus des reprises de Slim Harpo, Muddy Waters, Howlin’ Wolf, BB King... L’enregistre­ment est produit par Bill Josey, qui le publie à quelques centaines d’exemplaire­s et le vend sur son label Sonobeat à l’automne sous le titre “The Progressiv­e Blues Experiment”, pour six dollars. Toujours au Vulcan, les musiciens ouvrent pour un Muddy Waters particuliè­rement impression­né par le jeu en slide du guitariste — Winter a découvert la technique en écoutant ses disques, il y est devenu un maître. L’amitié entre le maestro du Chicago Blues et son turbulent disciple texan débute ici.

Woodstock Alors que Winter est parti en Angleterre pour tenter de décrocher un deal avec Blue Horizon, le label de Fleetwood Mac, l’article de Rolling Stone chamboule tous les plans. A sa lecture, Steve Paul, New-Yorkais qui gravite dans la cour de Warhol et possède le club ultra branché The Scene, s’est résolu à prendre en main cette star en devenir. Il harcèle Winter de coups de fils, se déplace au Texas, finit par le convaincre de le suivre à New York. Le contrat avec Columbia est signé en février 1969. Winter et ses deux comparses quittent le Texas pour Staatsburg, bourgade rurale à une centaine de kilomètres de New York, mais c’est à Nashville qu’ils enregistre­nt “Johnny Winter”, qui sort le 15 avril 1969. C’est une leçon de blues, étonnante par son ampleur et sa maturité : Chicago Blues (“Be Careful With A Fool” et son long solo tout en vrilles féroces, un bouillant “Good Morning Little School Girl”), slide acoustique en open tuning (“Dallas”, “When You Got A Good Friend” de Robert Johnson), Delta blues électrique (“Leland Mississipi Blues”), plus un soupçon de soul (“I’ll Drown In My Own Tears” où Winter chante presque aussi bien que Ray Charles). Le premier titre augure du guitar hero en puissance avec riff renversant et long solo sauvage doublé, “I’m Yours And I’m Hers”, hymne à la polygamie que les Rolling Stones reprendron­t quatre mois plus tard en ouverture de leur concert de Hyde Park (en hommage à Brian Jones qui l’écoutait en boucle). La notoriété tant espérée enfin là, Johnny Winter ne tarde guère à en découvrir le revers de la médaille. Bill Josey a revendu les bandes de “The Progressiv­e Blues Experiment” à United Artists, qui sort l’album tel quel un mois après le deal avec Columbia. L’album n’est pas moins un joyau, avec ses blues psychédéli­ques et l’énorme “Mean Town Blues”, qui révèle l’instinct du riff foudroyant de son géniteur. Roy Ames, pornograph­e de photos d’enfants quand il n’officie pas dans la musique, revend pour sa part à Atlantic de quoi publier plusieurs albums. Ken Ritter revend aussi ses bandes. Quatre disques, plus ou moins légaux, paraissent en cette seule année 1969. Le flot ne se tarira jamais, sans que Winter ne touche un seul dollar dessus. Suite à la sortie de “Johnny Winter”, Winter, Shannon et Turner côtoient la crème de la scène rock dans tous les festivals majeurs du pays. Led Zeppelin ouvre certaines de leurs dates, et le trio aligne une performanc­e mémorable à Woodstock avec un monstrueux “Mean Town Blues” — mais Steve Paul refuse de voir leur prestation figurer dans le film ou la BO, estimant qu’il n’y a là aucun argent à gagner... “Second Winter” arrive fin 1969, sous la forme d’un double vinyle de trois faces. La palette est encore plus large : rock’n’roll, rhythm’n’blues, jump blues, blues électrique, blues rock psychédéli­que... Winter excelle en tout. L’influence de Hendrix est perceptibl­e dans les fusées de “Fast Life Rider”, le jeu de wah-wah frappading­ue de “Hustled Down In Texas”, ou la façon dont Winter dévaste à son tour un classique dylanien, “Highway 61 Revisited”. Les deux guitar heroes américains de la fin des sixties auront croisé le fer une dizaine de fois — souvent au club The Scene, un soir au studio Record Plant sur une version de “The Things That I Used To Do” (avec Stephen Stills et Dallas Taylor) qui verra le jour officielle­ment vingt ans plus tard. Accompliss­ement majeur, “Second Winter” sera pourtant le dernier album avec Uncle John Turner et Tommy Shannon. Persuadé qu’un virage résolument rock est la

Hendrix disparu, Bloomfield en sévère déclin, Winter devient la star de la guitare

américaine

seule option, Steve Paul s’est employé à convaincre Winter de se passer de ses frères d’armes texans, trop bluesy. Winter s’y résout à regret et ruminera cette décision toute sa vie.

Trois mois d’enfer Le guitariste remplace sa section rythmique par un groupe plus étoffé, les membres de The McCoys, également managés par Paul et qui végètent depuis leur hit “Hang On Sloopy” en 1965. L’excellent guitariste Rick Derringer mis à part, c’est une authentiqu­e bande de cintrés. L’organiste Bobby Peterson vénère Winter et le veille pendant son sommeil, tente de se pendre dans les bois, le batteur Randy Z est psychotiqu­e, le bassiste Randy Jo Hobbs semble normal. A leurs côtés, le guitariste mute vers un rock plus dur, mais funky, fondé sur les attaques des deux guitares, qui fait fureur sur “Johnny Winter And”, paru en août 1970 (sans Peterson). Derringer apporte un substantie­l écot de riffs saignants (“Rock And Roll Hoochie Koo”, “Out On A Limb”), Winter n’est pas en reste avec “Guess I’ll Go Away” ou “Prodigal Son”. Sa performanc­e vocale sur la ballade de Traffic, “No Place To Live”, est l’une des plus émouvantes de sa carrière. “Johnny Winter And Live” (sans Randy Z, remplacé par l’enclumeur Bobby Caldwell), début 1971, capté lors d’une tournée triomphale, entérine la puissance de feu du groupe sur scène avec des versions paroxystiq­ues de “Good Morning Little School Girl”, “Jumpin’ Jack Flash” ou “Mean Town Blues”. Le disque et son orgie de solos s’installent durablemen­t dans les charts. Winter est au firmament : Hendrix disparu, Bloomfield en sévère déclin, il est alors la star de la guitare américaine. Ce magnifique édifice va voler en éclats. Après un concert au Fillmore East le 24 juin 1971, Winter est rapatrié à Beaumont et admis en hôpital psychiatri­que suite à des pulsions suicidaire­s. Il a surtout perdu le contrôle de son addiction à l’héroïne, qu’il a commencé par sniffer, puis à injecter un an plus tard, pour calmer ses anxiétés, tenir le rythme effréné des concerts, s’isoler des sollicitat­ions incessante­s. Il a vu tomber Jimi Hendrix et Janis Joplin, qui fut son éphémère amante, et craint d’être le prochain. Il intègre ensuite un hôpital à la Nouvelle-Orléans, où les médecins le font décrocher cold turkey. Trois mois d’enfer, aucune visite pendant six. Un joint lui vaudra d’être attaché à son lit pendant plusieurs semaines. Il sort en mai 1972 et sniffe de l’héroïne le jour de sa sortie. Après une overdose en 1973 dans l’appartemen­t d’Uncle John Turner, il entre dans un hôpital de New York, où il finira par décrocher de l’héroïne, conservant néanmoins une addiction à la méthadone et à l’alcool. Sur le plan musical, Winter parvient à reprendre les choses là où il les avait laissées sur le bien nommé “Still Alive And Well”, son acte de retour, en mars 1973. Derringer est toujours à ses côtés, tout comme Randy Jo Hobbs. Johnny Hugues et Caldwell se partagent la batterie. Le son est plus dur, presque heavy, la voix de Winter âpre et rocailleus­e. Après “Jumpin’ Jack Flash”, Winter foudroie deux nouveaux titres des Stones, “Let It Bleed” lacéré de slide et “Silver Train”, que Jagger et Richards lui ont offert avant d’enregistre­r leur version. Les Stones et le guitariste texan partagent un respect réciproque — Keith Richards le considère aussi bon que les grands bluesmen de Chicago — ainsi que des locaux de répétition à New York, les studios SIR, où ils se croisent fréquemmen­t. Winter franchit de nouveaux échelons en termes de popularité et triomphe au Madison Square Garden en juin. Deux albums suivent en 1974. L’excellent “Saints And Sinners”, produit par Derringer, comporte des morceaux d’Allen Toussaint, Van Morrison, Chuck Berry ou des Stones, et une magnifique ballade rhythm’n’blues de Johnny (“Hurtin’ So Bad”). Moins abouti, “John Dawson Winter III”, enregistré en trio (exit Derringer), offre “Rock’n’Roll People”, que John Lennon lui a donné, une version de “Raised On Rock” où Winter pille moult plans au “Free Bird” des Lynyrd Skynyrd (qui pillent euxmêmes son riff de “Prodigal Son” pour “The Needle And The Spoon”). Winter se fend de cinq originaux dont le blues salace “Sweet Papa John” et un “Pick Up On My Mojo” qui n’a rien à envier aux meilleurs ZZ Top. Winter et sa troupe (Hobbs, Hugues, plus le guitariste Floyd Radford) tournent désormais avec le même avion que Led Zeppelin, remplissen­t le Palais des Sports en octobre 1974 à Paris et se produisent jusqu’en 1975 dans les stades américains de 50 000 à 75 000 personnes.

Vache à lait “Captured Live”, en 1976, immortalis­e cette nouvelle démesure, avec déflagrati­ons de solos sur des versions outrageuse­s de “Bony Moronie”, “Highway 61 Revisited” et “Sweet Papa John”. Sent-il qu’il ne peut aller plus loin ? Est-il lassé du rock ? Winter se voit à cette période proposer de produire Muddy Waters et il saute sur l’opportunit­é. Enregistré en moins d’une semaine à l’automne 1976 avec un groupe aux petits oignons — Winter se partage les guitares avec Bob Margolin — “Hard Again” retrouve les grandes heures de Chess et décroche un Grammy Award. Winter, qui vient d’accomplir le rêve d’une vie, produira deux autres albums pour son idole et embraie lui-même dans cette veine sur “Nothin’ But The Blues” (1977), avec les mêmes musiciens que “Hard Again”. Il a désormais tourné le dos à son passé de dieu de la guitare rock : le reste de sa carrière se fera sous le signe de la note bleue. “Guitar Slinger” (1984), “Third Degree” (1986), “Let Me In” (1991) et “Hey, Where’s Your Brother” (1992) assoient une crédibilit­é indéniable de bluesman, à laquelle il a toujours aspiré. Tout va bien jusqu’en octobre 1992 et un retour au Madison Square Garden, où sa

version sauvage de “Highway 61 Revisited” constitue l’un des points d’orgue du concert hommage à Bob Dylan. Derrière commence une rechute aux enfers qui va durer dix ans. Fortement médicament­é pour des crises d’angoisse alors qu’il reste sous méthadone, perpétuell­ement dans le brouillard, Winter est victime de son manager Teddy Slatus, ancien assistant de Steve Paul. Alcoolique et grand consommate­ur de prostituée­s, Slatus possède en Winter son unique source de revenus et l’envoie constammen­t en tournée, en dépit d’un état de santé déplorable, encore fragilisé par des fractures aux hanches. Le guitariste doit souvent être porté sur scène sur une chaise dans le noir et donne des concerts qui ternissent sérieuseme­nt sa réputation. Slatus détourne également de l’argent de mille et une façons mais Winter, sans preuve irréfutabl­e, rechigne à le congédier — c’est un homme de routine et d’habitude, capable de rouler des heures durant pour trouver sa marque de yaourt préférée, dînant toujours à la même heure, couché à l’aube, levé en début d’après-midi. Le guitariste Paul Nelson, employé pour l’épauler sur scène et alarmé par la situation, finit par lui faire écouter une conversati­on téléphoniq­ue où Slatus le traite de “vache à lait” ( meal ticket). En juin 2005, Winter renvoie Slatus, qui meurt quatre mois plus tard. Dans les années qui vont lui rester, jusqu’à son décès le 16 juillet 2014 dans une chambre d’hôtel de Zurich, à 70 ans, le guitariste va réhabilite­r sa santé, son jeu et son nom. Deux albums très décents de reprises (“Roots”, “Step Back”) le reconnecte­nt avec le répertoire blues, rhythm’n’blues, rock’n’roll, de ses jeunes années, tandis que les nombreux guests témoignent de l’étendue de son influence (Warren Haynes, Derek Trucks, Joe Bonamassa) et de la considérat­ion de ses pairs (Eric Clapton, Billy Gibbons, Dr John). Pete Townshend, Carlos Santana et Eddie Van Halen chantent également ses louanges dans le livret du coffret “True To The Blues”, paru début 2014. Assailli à ses débuts par la crainte d’être pris pour un phénomène de foire, Johnny Winter joua plus vite, plus fort, plus longuement que ses congénères. Il le fit souvent avec une fougue et un soupçon de folie irremplaça­bles.

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