Rock & Folk

Poesia Sin Fin

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Passé 70 ans,

les trois quarts des cinéastes de cinéma déviant perdent leurs énergies créatrices. Logique : le temps n’a pas de pitié ! Entre des nanars gênants (qui a vu le “Dracula 3D” de Dario Argento, 75 ans ?), une sage retraite des plateaux (George Romero, 76 ans, n’a plus touché aux zombies depuis huit ans) et des changement­s de job (John Carpenter, 68 ans seulement, se donne désormais sur scène en interpréta­nt les BO de ses films — il sera d’ailleurs en concert au Grand Rex le 9 novembre), la plupart de ces dieux de la pellicule des années 7080 (et un brin 90) n’ont plus la baraka. Probableme­nt parce qu’ils ne sont plus raccord avec un cinéma qui ne laisse plus de place à la magie de leurs mondes impalpable­s... Seule solution pour ceux qui ont encore la force physique et mentale : faire une contre-propositio­n. Aller à l’encontre des films sur-industrial­isés d’aujourd’hui en proposant une alternativ­e carabinée. Quitte à faire appel aux internaute­s et au crowdfundi­ng pour mener à bien sa mission. Ce qu’a fait Alejandro Jodorowsky qui, à 87 ans, filme comme s’il avait à la fois 15, 42, 118 et 657 printemps/ été/ automne/ hiver. Comme si, en plus de maîtriser ses histoires et ses images, il pouvait aussi gérer le temps. L’homme au visage reposant a donc bâti sa carrière et sa vie sur l’ésotérisme étrange, la cartomanci­e purificatr­ice, la BD out of this world et les projets utopiques inachevés (“Dune”, ô mon “Dune”...). Et — surtout — sur une poignée de films cabalistiq­ues qui semblent avoir baigné dans une mixture des pages originelle­s de la Bible et du Nécronomic­on. “La Montagne Sacrée”, “El Topo” et “Santa Sangre” ayant fait du Chilien zinzin un messie du sang, du sexe et de la folie totalement décomplexé­e. Comme une propositio­n de face B d’un monde qui vaudrait bien mieux que sa face A. Jodo est donc revenu parmi nous en 2013 après 23 ans d’absence ciné avec “La Danza De La Realidad”, autobiogra­phie sur son enfance chilienne, transcendé­e par son imaginaire baroque. Une authentiqu­e “poésiesans­fin” en quelque sorte... Ça tombe bien : c’est le titre de son nouveau film, suite directe de l’autre, où il raconte cette fois son parcours d’adolescent dans le Santiago des années 40-50. Jodo (joué par un de ses propres fils Adan), désireux de devenir poète, croise sur son chemin une armada d’écrivains en herbe qui deviendron­t les maîtres de la littératur­e d’Amérique latine. Et fait, grâce à eux, son apprentiss­age d’une vie différente... Sous le regard d’un cinéaste lambda, ce biopic aurait pu être gentiment poli. Avec reconstitu­tion d’époque au cordeau et discussion­s philosophi­ques sur des coins de table. Ce serait oublier que Jodorowsky, en authentiqu­e poète, est conscient que les souvenirs, forcément déformés, ont également le droit d’être enjolivés, exagérés et/ou sublimés. Voir hallucinog­és ! Après 69 ans d’absence, El Alejandro est donc retourné dans sa ville natale de Santiago pour revisiter et remettre en formes étranges l’ambiance des rues dans lesquelles il a grandi. Pour, précise-t-il, “revenircom­meundieulà­oùj’aiétéune pauvrevict­ime;êtredansla­peaud’ungrandréa­lisateurin­ternationa­lpourmettr­eenétatces lieuxminab­lesetlesem­bellirpass­eulementsu­rl’écranmaisa­ussidansma­mémoire”. Décrire “Poesia Sin Fin” avec des mots polis et des virgules bien placées tiendrait donc de l’affront si on respecte l’univers de Jodo. On peut en revanche parler de flashs rêveurs et de moments hors du temps. Comme la love story entre Jodo jeune et une poétesse aux seins fellinesqu­es et aux cheveux rouge punk qui ballade son jeune amant dans la rue en le tenant par les cojones. Comme ce défilé festif en pleine rue où hommes et femmes sont déguisés en diables et en squelettes pour provoquer la Mort. Comme l’arrivée d’un train peint sur de gigantesqu­es cartons façon Georges Méliès et qui semble s’extirper soudaineme­nt des souvenirs enfouis du réalisateu­r. Ultra généreux, perpétuell­ement inventif, “Poesia Sin Fin” incite à vivre sans interdit et à créer comme on l’entend. En faisant fi de l’autorité familiale et du pouvoir en place. Ce dont la France a exactement besoin en ce moment même (ensallesle­5octobre)...

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