Rock & Folk

HANNI EL KHATIB

L’homme-orchestre californie­n commente l’époquepq tourmentée sur son troisième album. Est-ce parce qu’il a désormais quelque chose à dire qu’il est plus essentiel que jamais ?

- Jonathan Witt

C’est non loin de la gare du Nord que l’on dirige nos pas, à destinatio­n du Walrus, coquet café-disquaire où il est possible de s’humecter le gosier d’une limonade bio au maté. Au fond de la pièce nous attend Hanni El Khatib. Vêtu d’une chemise rose à pois blancs, les cheveux gominés et méchés, le loubard chic du garage rock californie­n se révèle être, sous une stature imposante, un gentleman affable à l’intelligen­ce acérée.

Monde hostile

Il faut confesser que nous avions un peu perdu de vue notre homme depuis “Head In The Dirt” produit par un Dan Auerbach à l’écrasante présence, et un “Moonlight” hétéroclit­e (avec néanmoins l’exaltante “Melt Me”). C’est avec sagesse que Hanni évoque aujourd’hui ces deux

artefacts du passé : “Il a été très facile de travailler avec Dan, car nous avons beaucoup de choses en commun, musicaleme­nt parlant. J’ai beaucoup appris à ses côtés, sur le matériel, les sons, et ce savoir m’a ensuite servi pour ‘Moonlight’ où c’était la première fois que j’endossais seul la production et la plupart des parties instrument­ales. Avec le recul, ce disque a marqué un progrès important dans mon évolution.” Après cette troisième livraison, Hanni El Khatib a enchainé avec une longue tournée qui ne s’est pas déroulée comme prévu : “Nous devions jouer au Trianon à Paris et ce show a été annulé suite aux attentats du Bataclan. C’était un sentiment étrange de ne pas pouvoir terminer cette tournée, et je me suis dit que j’allais passer au moins un an sans monter sur scène. Nous sommes donc rentrés directemen­t à Los Angeles, puis je suis entré en studio avec Jonny Bell.” Voici donc le point de départ de “Savage Times”, collection de titres en forme de catharsis, de réaction face à une actualité troublée : “Je pense que cet album capture une sorte d’énergie particuliè­re. Un sentiment de peur, une tension qui flotte dans l’air. Le monde est devenu rude, hostile, sauvage.” Projet opulent et touffu, “Savage Times” démontre les nouvelles aptitudes de notre songwriter d’ascendance philippino-palestinie­nne, qui alterne entre révolte face à la violence des temps présents et souvenirs émus de son enfance à San Francisco. Dans la première catégorie, on peut noter “1AM”, récit d’une agression subie devant chez lui par sa petite amie ou bien “Gun Clap Hero”, commentair­e des bavures policières commises sur les afro-américains : “Il n’est pas rare qu’on ait des histoires de policiers qui tirent sur des innocents désarmés. Via les smartphone­s et internet, on prend conscience de la fréquence et de l’absurdité de ces crimes.” Dans la seconde,

on trouve “Born Brown” et la frénétique “Mangos

And Rice” : “J’ai toujours voulu écrire sur mes parents, mon enfance. J’ai grandi à San Francisco, qui est une ville multicultu­relle, donc je ne me suis jamais senti trop différent des autres. Mais, de manière subliminal­e, on me faisait sentir que je l’étais un peu tout de même. Je me suis habitué à ce qu’on ne sache pas prononcer mon nom correcteme­nt. A l’école, j’avais un déjeuner avec de la mangue et du riz, tandis que les autres avaient des sandwichs au beurre de cacahuète. Petit à petit, j’ai commencé à me sentir un peu à part, et ça ne s’est pas amélioré par la suite.”

Au pénitencie­r

Au total, on obtient la bagatelle de dix-neuf morceaux qui, de façon innovante, ont été livrés sous la forme de cinq EP proposés directemen­t en télécharge­ment sur la Toile : “J’ai voulu privilégie­r la spontanéit­é. Dans le circuit classique, l’ensemble du processus prend environ huit mois, ce qui est trop long. Les artistes de rap ou d’electro proposent souvent plusieurs mixtapes en une année. Etant le patron de mon propre label, j’ai décidé de m’en inspirer, afin que mes morceaux restent en prise avec l’époque.” Tout au long de ce magnum opus, on déambule donc dans l’univers du musicien, passant d’un garage-rock teigneux à des orchestrat­ions funk seventies, voire disco, comme sur l’épatante conclusion “Freak Freely” :

“J’avais un ami qui travaillai­t au pénitencie­r d’Alcatraz et qui avait la possibilit­é de nous faire entrer dans les sous-sols cachés. On y trouve des cellules qui étaient occupées par des activistes à la fin des sixties. Il y avait des graffitis partout, et j’ai été marqué par celui qui disait ‘ Freak Freely’

(délirer en toute liberté). Cette chanson parle donc du fait d’être soi-même, de ne pas se compromett­re, d’être libre.” Une devise conscienci­eusement appliquée sur “Savage Times”, qui pourrait marquer l’avènement d’un artiste appelé à compter.

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