Rock & Folk

TY SEGALL

L’infatigabl­e Californie­n a encore changé de groupe et peaufiné un album où le concept est qu’il n’y a pas de concept.

- Eric Delsart

Après une année 2016 à rebrousse-poil, durant laquelle il s’est appliqué à jouer avec son image au point de faire douter ses fans de sa santé mentale, Ty Segall a décidé de remettre les compteurs à zéro. Nouvel album, nouveau groupe, nouveau producteur, mais toujours le même désir de ne pas rester dans sa zone de confort et de se réinventer. Bilan de santé avec l’artiste quelques jours avant la sortie de “Ty Segall”, son nouvel album.

Qu’on se souvienne, c’était il y a un peu plus d’un an. Ty Segall avait beaucoup fait parler de lui après avoir envoyé la promo de son nouvel album à la presse au format VHS. L’acte fondateur d’un projet artistique étonnant qui avait pour but de déstabilis­er son public. Pour l’album “Emotional Mugger”, Segall avait recruté quelques-unes des meilleures gâchettes de Los Angeles à la guitare (Kyle Thomas de King Tuff et Emmett Kelly de Cairo Gang) qui l’avaient ensuite accompagné sur scène durant l’essentiel de 2016. Ainsi libéré de ses obligation­s guitaristi­ques, Segall a passé l’année à hurler sur scène devant les sons dissonants des Muggers tout en étant vêtu d’une tenue de garagiste et caché derrière un masque de bébé aussi hideux qu’effrayant. Certains ont théorisé un pétage de plombs, le burn-out de cet insatiable qui publie deux à trois albums par an et semble incapable de s’arrêter. La vérité est toute autre : “C’était une performanc­e artistique, explique Segall. Je voulais vraiment faire flipper les gens, les mettre mal à l’aise. J’avais décidé de ne pas jouer de guitare avec les Muggers, je voulais être le frontman et être aussi atroce que possible. Je me suis dit : ‘Voyons si les

gens continuent à me suivre si je leur fais peur.’ J’ai pris beaucoup de plaisir mais c’était bizarre de chanter sans guitare. Je ne sais pas si je le ferai à nouveau.” Doit-on dire adieu à cet étrange personnage de Baby Big Man, cousin pas si éloigné du Booji Boy de Devo ? “J’en ai fini avec les Muggers, poursuit Segall. Nous avions convenu de ne faire qu’une tournée ensemble. Le groupe qui est sur le nouvel album est celui qui va le jouer sur scène. Ça fait partie du deal : on fait cet album et puis on tourne, et peut-être un autre ensuite...” Un autre ? Comme toujours, l’ultraprodu­ctif Ty Segall a quelques coups d’avance. Alors que son album vient de sortir, lui est déjà passé au prochain. En fait, depuis notre entretien, la sortie en mars d’un EP intitulé “Sentimenta­l Goblin” sur le label Suicide Squeeze a été annoncée. Mieux, quelques jours avant qu’on ne discute, de nombreux reports avaient fait état de concerts donnés par Ty Segall à Los Angeles, dans un bar nommé The Griffin. Quelques fans ont réussi à saisir le concert, dévoilant ainsi des morceaux inédits qui devraient voir le jour sur disque fin 2017. “J’ai plein de

nouvelles chansons en ce moment, confirme Segall. On est en train d’enregistre­r un nouvel album, pour la fin d’année, et on avait envie de

les jouer sur scène. Ce sera un album avec les mêmes musiciens.” Sa troupe, Segall l’a nommée The Freedom Band. Sans surprise on y retrouve ses acolytes de toujours Mikal Cronin (à la basse) et Charles Moothart (à la batterie cette fois-ci), ainsi qu’Emmett Kelly (guitariste rescapé des Muggers) et Ben Boye (au piano). C’est un groupe conçu pour s’égarer dans des rave-up homériques. Les premiers passages télévisés en attestent : Ty Segall éprouve en ce moment une joie communicat­ive à l’idée de jammer entre amis, qui tranche radicaleme­nt avec l’approche anxiogène d’ “Emotional Mugger”. Sa version de “Sleeper” avec le Freedom Band n’a plus grand-chose à voir avec la ballade acoustique de l’album du même nom. Etirée sur une dizaine de minutes, elle possède désormais des échos du Crazy Horse de Neil Young ou des Allman Brothers. On trouve sur “Ty Segall” un morceau similaire et taillé pour ce genre d’exercice avec “Warm Hands (Freedom Returned)”, épopée de 10 minutes en plusieurs mouvements qui permet d’apprécier l’immense talent du groupe qui entoure Segall. A l’image de ce morceau, l’album prend des détours inattendus, ce qui plaît à un Segall en quête de nouveaux territoire­s à explorer : “Je voulais faire un album très divers, qu’il n’y ait pas qu’un seul son. Ce n’est pas l’album aux guitares hurlantes ou l’album acoustique, c’est un peu de tout. C’est mon album le plus varié.”

Destructio­n d’une cuvette de WC

Certains ont vu dans la volonté de ne pas donner de titre à ce nouvel album comme un nouveau départ après des années où il a semblé fuir la notoriété, que ce soit en se cachant dans d’autres groupes (à la batterie sur Fuzz, au second plan dans le projet GØGGS) ou en prenant son public à contre-pied. Le chanteur confirme : “Oui, c’est sans doute

pour rafraîchir les choses, ça paraissait approprié de ne pas le nommer. Mais c’est aussi que tous mes autres albums ont un thème ou un concept.

Celui-ci n’en avait pas. Ce sont simplement des chansons.” On pourrait pourtant percevoir un fil conducteur sur ce disque, un mot clef qui revient comme un leitmotiv. Plusieurs chansons de l’album évoquent le thème d’une liberté retrouvée, voire d’une libération — rien à voir cependant à une éventuelle séparation amoureuse, étant donné que le jeune homme vient de se marier avec sa compagne de longue date Denee Petracek (photograph­e de plusieurs de ses pochettes d’album) — et le groupe formé sur ce disque a été baptisé The FreedomBan­d par Segall. Alors pourquoi ne pas avoir intitulé l’album ainsi ? “Ça m’a traversé l’esprit, mais c’est encore trop tôt. Peut-être que le prochain s’appellera comme ça.

“Ces rumeurs sont un fantasme”

C’est quelque chose d’un peu fou que d’appeler son album ‘Freedom’, c’est un geste audacieux. Je n’y

suis pas encore.” Contrairem­ent à ses habitudes, Ty Segall a quitté la Californie pour aller enregistre­r son nouvel album à Chicago. Lui qui avait pour habitude d’enregistre­r à Sacramento chez Chris Woodhouse pour ses production­s solo s’est offert les services de Steve Albini (producteur adulé des plus grands disques des années 90, des Pixies à Nirvana). “Je me suis dit que ce serait le meilleur pour enregistre­r un groupe live. C’était vraiment super, une expérience incroyable. Steve est un maître, c’est la classe mondiale, s’enthousias­me le chanteur avant d’ajouter, avec une humilité étonnante : J’ai toujours voulu travailler avec lui.

J’ai enfin assez confiance en mes capacités pour le faire. Jusqu’à ce projet, je ne me sentais pas à l’aise. J’ai appris plein de choses. Il m’a montré plein de techniques avec les micros notamment. Il est très transparen­t

vis-à-vis de ça. Il ne laisse pas son ego interférer.” On notera que le gourou Albini aura montré à Segall comment immortalis­er sur bandes la destructio­n d’une cuvette de WC. Depuis des mois, le site officiel de Ty Segall accueille les internaute­s avec une étrange vidéo où on le voit détruire une cuvette en faïence devant un Albini en bleu de travail. L’écoute de “Thank You Mr K” a permis de comprendre le pourquoi de cette vidéo, mais l’intention derrière le bruitage reste toujours floue. Ty Segall est coutumier de ce genre de vidéos étonnantes. L’an dernier, pour “Emotional Mugger” il avait mis en ligne un court métrage de série Z dans lequel on le voit, au son des guitares stridentes, déambuler dans les rues de Los Angeles et se décomposer petit à petit tel un zombie. Segall se montre plus volubile à ce sujet : “Cet album est un disqueconc­ept. C’est l’histoire d’une personne qui traverse Los Angeles d’est en ouest en marchant et meurt. C’est ce qui se passe dans le film, en gros. Il y a tous les personnage­s qu’il rencontre sur son chemin, toutes ces vignettes, ces situations dans lesquelles le personnage se retrouve. Ça finit par le tuer, alors qu’il ne s’implique jamais. C’est une personne moderne dans le sens où c’est un voyeur, un observateu­r du monde qui ne s’implique jamais.” Ty Segall en connaît un rayon côté implicatio­n, surtout depuis quelques mois.

Test-pressing aux enchères

Alors qu’il est notoiremen­t allergique aux réseaux sociaux, il s’est fendu d’un message qui n’est pas passé inaperçu le 9 novembre dernier, au lendemain de la victoire de Donald Trump à l’élection présidenti­elle américaine (“I puked my guts out last night. And woke up this morning crying...”). Un véritable événement pour quiconque suit de près la carrière du blondinet, peu enclin à se laisser guider par la dictature de l’émotion instantané­e et à répandre son ego sur internet. Un appel à la tolérance, mais surtout à cesser de vivre le monde par procuratio­n derrière un écran. “C’était un moment de vérité et je ne savais pas trop quoi faire

d’autre, se justifie Segall. Je ressens toujours la même chose aujourd’hui, mais ce qui compte c’est d’être positif et de réaliser des choses, que ce soit donner de l’argent, faire des appels aux dons ou des opérations de charité. Nous avons mis des test-pressing aux enchères, nous allons réaliser un album dont les bénéfices seront intégralem­ent reversés à l’American Civil Liberties Union (Union

américaine pour les libertés civiles – NdA). Il est temps que les musiciens se remontent les manches et fassent quelque chose. Si les musiciens les plus célèbres tels que Beyoncé donnaient 1 % de tout ce qu’ils gagnent à ces associatio­ns de charité, ça aiderait tellement de gens... J’essaie de donner plus que ça, j’espère inciter les autres à le faire aussi. Maintenant il ne reste plus qu’à attendre les deux prochaines années, et espérer que les élections de mi-mandat changeront la donne.” D’ici là, Ty Segall aura-t-il enregistré ce fantasmago­rique album collaborat­if avec John Dwyer, comme le veut une rumeur insistante ? Dans un grand éclat de rires, Ty Segall dément : “Je pense que ces rumeurs sont un fantasme, nous n’avons jamais parlé de faire quoi que ce soit ensemble. John, bien sûr, c’est le meilleur. Il est comme mon grand frère. On n’en n’a jamais parlé, ça n’a jamais été sur la table, et j’ai le sentiment que si on ne l’a pas encore fait à ce jour, ça n’arrivera jamais. Mais bon, on ne sait jamais...”

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