Rock & Folk

THE ROLLINGS TONES

“Let It Bleed”

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Vous ne pouvez pas imaginer ce que c’était cool d’avoir seize ans quand ce disque est sorti ! Acheter cet album était un acte rock’n’roll. Un geste réfléchi qui faisait de vous un être humain à part. Un gars à la redresse, qui pouvait désormais affronter la société industriel­le et la cour de récré avec l’air du mec qui sait laisser saigner. L’informatio­n n’allait pas très vite, mais tout le monde fut au courant dès la sortie de Rock & Folk, Best et Extra. Les Stones avaient vécu Altamont le 6 décembre 1969, le disque (sorti la veille) était chroniqué en janvier 1970... On trouve dans cet album un aspect “les sixties finissent, que de beauté”. Et en même temps, une lourde menace s’amoncelle au-dessus de nos têtes. Les gamins du baby boom avaient passé leur enfance à attendre les missiles nucléaires soviétique­s. Tout le monde savait d’instinct de quoi Jerry Lee Lewis parlait avec ses “énormes boules de feu”. “Gimmie Shelter” était l’étape suivante. La menace, lourde, latente, permanente. Car les Stones avaient tout prévu. Quelle force, quel timing... Ils nous créent un abri sonique. La batterie gronde, la basse fait vibrer le tapis. Et Jagger, tout à fait à l’aise dans le déluge de mauvaises nouvelles,

“tu m’as raté, raté !”, évitant les balles, dansant sur le mont Titanic. C’est cela “Let It Bleed”. Un disque où les Stones perdent un guitariste (Brian Jones crédité sur deux titres) et en essayent un nouveau (Mick Taylor, sur deux titres). Le reste de l’album appartient à Mick et Keith, plus que jamais Glimmer Twins, jumeaux décadents, magnifique­ment secondés par Jimmy Miller, le producteur américain. Rarement la basse de Bill Wyman et la batterie de Charlie Watts ont été plus impliquées dans ce groove qui semble surgir à volonté, élastique, vrombissan­t sous leurs doigts. Les meilleurs albums des Stones, c’est comme le bordeaux, ça change avec les époques. On nous a longtemps et justement vanté “Beggars Banquet”. Et c’est vrai que c’est un énorme album velvetien. Alors que “Let It Bleed” est l’apogée des Rolling Stones de légende, les bad boys du bloc blues. Une génération d’adolescent­s électrique­s va entendre le message.

Le look Stones est ici à son sommet. Cheveux longs, lunettes miroir, chemises de jockey, manteaux de loutre, foulards, bagues indiennes, boots de serpent, tout ce que Jean-Jacques Schuhl décrit minutieuse­ment dans son fameux “Rose Poussière” est là, dans ce disque. “... Bleed” tient les promesses de l’aube. Le jour se lève, Keith et Mick nous racontent leur vie à Londres : “La boniche est française, elle sucre les fraises/ Elle vient du Crazy Horse/ Et quand

elle strippe, le chauffeur flippe !” Une génération de jeunes français allait apprendre à parler anglais en déchiffran­t mot à mot ce drôle de nouvel argot tox. Les Rolling Stones de “Let It Bleed” ont 25 ans. Ils nous envoient des informatio­ns cruciales sur la décadence de l’Empire britanniqu­e. Ils sont la pointe du fer de lance, la société les a dans son collimateu­r.

“J’ai de sales manies, je prends le thé à quinze heures”, chante Mick Jagger, bohème de Chelsea. Mais cet album est celui de Keith. Le dandy a trouvé son fameux système d’accord ouvert et se déplace dans un blizzard de cocaïne et d’héroïne (cocktail qu’il ne recommande à personne dans ses mémoires mais qui apporte une certaine efficacité sur l’instant). Posées comme dans un vieux recueil, sous l’énigmatiqu­e pochette désignée par le graphiste des James Bond, Robert Brown john, les chansons de “Let It Bleed” seront les destriers de bataille des tournées Rolling Stones. “Midnight Rambler” particuliè­rement deviendra un monstrueux panthéon boogie dédié aux serial killers. La première fois où j’interviewe Keith en 1979, je lui demande pourquoi les Stones ne jouent pas “Monkey Man” sur scène. Ce titre sera à son tour adopté lors de la tournée Voodoo Lounge. Au final, “Let It Bleed” pourrait être l’album parfait des Rolling Stones, celui dont tous les titres (sauf un) ont été joués en live. Si on veut désespérém­ent dénicher une faiblesse dans ce monument, ce serait donc le seul et amusant “Country Honk”. Les Stones n’ont pas osé coller à la place leur fameux 45 tours “Honky Tonk Women”. Le disque en serait-il fondamenta­lement changé ? Il garderait toujours son hommage à Robert Johnson (“Love In Vain”) et son équilibre unique, entre fraternité (“You Got The Silver”) et crève-coeur (“Let It Bleed”). Un disque parfait pour une époque de destructio­n des idéaux, retour à la confrontat­ion violente, plongée dans les opiacés. “J’espère que nous ne sommes pas trop messianiqu­es/ Ou un chouïa trop sataniques”, persifle le chanteur, au sommet de sa forme vocale. Reconnaiss­ons un truc aux premiers critiques de cet album assemblé après un an de séances chez Olympic : ils sont soufflés. Soufflés par le rock caoutchout­eux de “Live With Me”. Soufflés par “You Can’t Always Get What You Want”. Le texte de ce morceau est l’un des meilleurs de Jagger. Il décrit les affres d’un junkie, faisant la queue au drugstore pour acheter son sirop... Un grand moment dérisoire, une vignette, scène de vie impression­niste, “dansons sous la poudre”. On l’a remarqué : le groupe qui enregistre “... Bleed” a bien peu de rapports avec celui de “Between The Buttons”. Entre l’open tuning et la défonce, le Stones Circus a fait un saut dans l’espace et propose désormais la pure musique du vingtième siècle. Ce n’est pas un riff isolé, un coup de bol, non. C’est la machine rock qui descend de la montagne et c’est sur ces plaques tectonique­s que les rockers construiro­nt leur Eglise. Le seul rival de “Let It Bleed”, apparu au moment précis où les Beatles semblent abandonner la partie, c’est la réalité. Autour du groupe, les cadavres commencent à s’empiler (Brian Jones, Meredith Hunter). Et c’est à partir de ce disque qu’un fossé se creuse entre les Stones et leur base. Là où il leur suffisait d’une pédale fuzz pour déchirer l’hémisphère, ils embauchent désormais le London Bach Choir, chorale de cinquante voix. Tout le reste découle de là, le ver est dans le fruit, les Stones goûtent au charme d’une certaine bourgeoisi­e. Mais avec “Let It Bleed”, les Rolling Stones nous présentent le gâteau du diable. Une génération va s’empiffrer.

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