Rock & Folk

PETER BLAKE

Le concepteur de la pochette de “Sgt. Pepper” et de pléthore d’autres albums évoque ici son admirable travail d’artiste pop.

- RECUEILLI PAR PATRICE GUINO

C’est à l’hôtel, rue des Beaux-Arts, où Oscar Wilde vécut ses derniers instants et dans lequel séjournère­nt les plus grands, de Dalí à Frank Sinatra en passant par Mick Jagger, Jim Morrison et Serge Gainsbourg, que sir Peter Blake nous reçoit au lendemain du vernissage de son exposition à la Galerie Claude Bernard toute proche. Du haut de ses 83 printemps il est, avec Richard Hamilton, l’un des pères du pop art anglais. Célèbre pour ses peintures, à ranger aux côtés de celles de David Hockney, et pour ses collages empruntés à la culture populaire anglaise, sir Peter Blake est à mettre au panthéon de l’art contempora­in au même titre que Warhol et Lichtenste­in. Qu’on ne s’inquiète pas nous n’allons pas évoquer son influence déterminan­te sur les Young British Artistsdon­t est issu Damien Hirst, un des artistes les plus chers au monde, nous allons nous intéresser à la musique rock au travers de la conception des pochettes de disques réalisées par notre hôte, la plus célèbre étant celle d’une certaine Fanfare Du Club Des Coeurs Solitaires Du Sergent Poivre.

Assemblée magique

R&F : Au milieu des années soixante, Londres est le centre du monde en ce qui concerne les arts et la musique et vous, vous avez pour galeriste l’un des plus prestigieu­x : Robert Fraser... Peter Blake : Oui, c’était mon galeriste mais aussi un grand ami des Stones et des Beatles. Et quand j’y repense, c’était aussi leur dealer... R&F : C’est lui qui vous a mis sur le coup pour la pochette de “Sgt. Pepper” ? Peter Blake : L’histoire c’est que les Beatles avaient déjà retenu une pochette pour l’album, faite par un collectif d’artistes néerlandai­s, The Fool. Robert Fraser, ayant vu la peinture réalisée par The Fool, a dit aux Beatles : “Je pense que vous pouvez avoir quelque chose de différent et de mieux en faisant appel à un artiste reconnu et de qualité.” Ce n’était pas courant en Angleterre de demander à un artiste de travailler sur une pochette de disque. Aux Etats-Unis, des labels de jazz avaient leurs illustrate­urs, comme Ben Shahn par exemple, mais pas en Angleterre. Il les a persuadés de me choisir et c’est comme cela que nous nous sommes rencontrés.

R&F : Paul avait déjà une petite idée de la pochette ?

Peter Blake : Il avait un petit croquis, une simple idée jetée sur le papier, griffonnée... Il avait déjà le concept et, à partir de ça, j’ai travaillé dessus. Les gens s’imaginent que c’est un collage mais ce n’est pas vraiment cela. C’est un véritable tableau, un travail de mise en scène. Ils voulaient une “assemblée magique” qui leur permettrai­t de réunir toutes les personnes de leur choix, dont ils étaient fans.

R&F : Techniquem­ent, comment cela s’est-il organisé ?

Peter Blake : Chacun des Beatles a dressé une liste, ainsi que Robert Fraser, ma femme Jane Haworth et moi. Nous avons dû trouver des photograph­ies de tous ces gens, les agrandir à taille humaine, les peindre et coller les papiers sur du carton puis les découper... Ce qui a coûté une fortune ! Avec Michael Cooper, le photograph­e, nous avons fixé la dernière rangée de personnage­s contre la toile du mur avec des petits clous et les rangs précédents avaient une petite armature pour les faire tenir debout. On a aussi obtenu les statues de cire des Beatles du musée Madame Tussaud. Ce qui donnait un fond en deux dimensions et un premier plan en trois dimensions, puis nous avons ajoutés tout un tas d’autres éléments, les statues... Il fallait vraiment que cela ait une certaine ampleur, environ trois mètres de haut sur une dizaine de large, afin qu’avec la perspectiv­e, cela rende bien pour une pochette carrée.

R&F : On a beaucoup dit que cette mise en scène ressemblai­t à des funéraille­s...

Peter Blake : Non, en fait, les Beatles avaient l’idée que ce serait le groupe Sgt. Pepper qui ferait les tournées à leur place. C’était le concept de départ. Ils avaient déjà fait faire les costumes que maintenant tout le monde connaît. Tout cela avait déjà été fait avant que j’arrive. Mais, dans mon souvenir, je pense que c’est moi qui ai eu l’idée de mettre les fleurs au premier plan, un peu comme dans un jardin anglais où le Sgt. Pepper aurait donné un concert devant cette assemblée magique. Je leur ai aussi dit d’apporter des objets qu’ils avaient chez eux. George Harrison est venu avec une statue qui était dans son jardin, le

Buddha. Paul a apporté des instrument­s de musique. Moi j’ai apporté deux ou trois petites statues et la déesse indienne...

“C’est un véritable tableau, un travail de mise en scène”

R&F : Et le pull Welcome The Rolling Stones ?

Peter Blake : C’est ma femme, Jane, qui a fait ça. A l’époque, il y avait une rivalité, une fausse rivalité, entre les Beatles et les Rolling Stones. Et donc l’idée était d’avoir un fan des Rolling Stones au concert des Beatles. C’était un petit clin d’oeil, une blague. De toute façon, lors de l’enregistre­ment du disque, Mick Jagger venait souvent avec Marianne Faithfull. Il ne jouait pas mais regardait ce qui se passait. Les Stones, de leur côté, ont fait “Their Satanic Majesties Request”, avec une pochette psychédéli­que en relief qui était supposée enterrer complèteme­nt celle de “Sgt. Pepper”. Malheureus­ement pour eux, ce fut un échec total (rires) !

R&F : Auriez-vous imaginé que cette pochette devienne un jour aussi mythique ?

Peter Blake : Franchemen­t, non. Certes, les Beatles étaient le plus grand groupe à l’époque, mais moi je n’étais là que pour faire mon travail. De plus, j’étais davantage fan des Beach Boys. L’idée de départ était de faire un double album, avec une pochette ouvrante, ce qui ne s’était jamais fait auparavant. L’album devait inclure les deux titres “Strawberry Fields Forever” et “Penny Lane” mais ceux-ci sont sortis en single (à la demande

de la maison de disques — NdA) et les Beatles ont été à court de titres à la fin des séances. Ils se sont donc retrouvés avec une pochette double mais il n’y avait qu’un seul disque. Les Beatles étaient tellement populaires et puissants qu’à l’époque ils pouvaient quasiment faire ce qu’ils voulaient. Vous savez, les Anglais, au moment de Noël, disposent une grande chaussette près de la cheminée dans laquelle ils mettent des cadeaux. Aussi, mon idée était de joindre à l’album un goodie bag. On aurait mis quelques friandises dedans, des babioles et chaque acheteur serait reparti avec. Mais la maison de disques a posé son veto et nous a dit que là, on allait trop loin (rires). Alors on a simplement ajouté l’encart avec le sergent Poivre, le galon, les moustaches... que l’on pouvait découper et monter chez soi ( The Fool s’est seulement contenté de dessiner l’insert qui contient le disque).

R&F : Pour votre première pochette de disque on peut dire que c’est un coup de maître... Pourtant vous n’avez touché que 200 livres ! et paraît-il sans le moindre contrat...

Peter Blake : Il est vrai que je n’ai touché que 200 livres mais il y a bien eu un contrat... que je n’ai pas vu. C’est Robert Fraser qui s’en est occupé. S’il avait négocié un pourcentag­e sur les ventes, je serais devenu millionnai­re ! Mais de toute façon, il aurait signé n’importe quoi, il était tout le temps défoncé. Le problème c’est qu’il a abandonné les droits, ce qu’il n’aurait jamais dû faire. J’ai tenté différente­s procédures parce qu’à un moment j’étais vraiment dans une situation financière délicate, mais il a été jugé qu’il était mon agent et pas seulement mon galeriste, donc je ne pouvais pas recouvrer les droits sur mon travail. D’ailleurs, pour être plus précis, les 200 livres ont dû être partagés entre nous et je n’ai pas reçu un centime de plus. Apple a toujours refusé de me donner un complément qui m’aurait bien servi pendant une période qui a été assez difficile pour moi... Il y a parfois des écoles qui m’écrivent pour me demander l’autorisati­on d’utiliser la pochette mais je n’ai aucun droit et je dois les renvoyer vers Apple. Neil Aspinall gérait le catalogue d’une main de fer. On peut comprendre qu’il défende les intérêts de son groupe, c’est normal, c’est son job et il le faisait très bien. Maintenant il est mort, et pour moi c’est du passé. Financière­ment ça va, je n’ai plus besoin de cet argent.

R&F : Michael Cooper, le photograph­e de la pochette, ou plus exactement ses descendant­s puisqu’il est décédé, ont rencontré le même problème. Ils ont toujours été dans l’impossibil­ité d’organiser quoi que ce soit avec les photos de cette séance... Peter Blake : Je crois que ça a été résolu maintenant, depuis le décès de Neil Aspinall... Je crois que son fils a recouvré ses droits...

Son footballeu­r préféré

R&F : Étonnement, à part la pochette de Pentacle en 1968, vous n’avez plus fait de pochette pendant plus de dix ans...

Peter Blake : Oui c’est vrai. En ce qui concerne Pentacle, c’est un très bon groupe de folk-rock avec un excellent bassiste de jazz. Après, on m’a souvent proposé de faire la même chose, donc j’en ai refusé quelques-unes dont celle des Bee Gees qui voulaient faire une parodie de “Sgt. Pepper”.

R&F : Ce sont les Who qui en 1981 sont venus vous trouver pour réaliser la pochette de “Face Dances”, leur premier disque avec leur tout nouveau batteur Kenny Jones, un ancien Faces...

Peter Blake : Oui, on a un peu discuté de ce qu’ils voulaient et on est parti du concept des visages ( faces en anglais). Je me suis occupé du design général de la pochette et j’ai sollicité les plus grands peintres de l’époque afin qu’ils représente­nt chacun des musiciens. Je n’ai pas demandé à Lucien Freud car je savais qu’il ne voudrait pas. Le seul qui ait refusé, c’est Francis Bacon mais j’ai quand même réussi à obtenir David Hockney, Howard Hodgkin et Richard Hamilton (qui a participé à l’Album Blanc). En tout seize peintres dont moi pour Kenny Jones, chaque musicien étant représenté quatre fois.

R&F : Vous avez également réalisé la peinture qui orne la couverture du disque d’un de vos anciens élèves...

Peter Blake : Ian Dury a été mon étudiant alors que j’enseignais la peinture au Walthampst­ow College of Art. Il devait avoir 16 ou 17 ans, puis on s’est retrouvés quelques années plus tard alors que j’étais devenu professeur au Royal College of Art et on est devenus amis. Dans ce cas précis, le disque est la bande-son d’une pièce de théâtre en deux actes (“Apples”).

R&F : Une autre grande pointure pour laquelle vous avez réalisé trois pochettes est Eric Clapton...

Peter Blake : Pour “24 Nights”, comme son nom l’indique, Eric a donné 24 concerts au Royal Albert Hall avec quatre formations différente­s : son groupe (quatre et neuf musiciens), une formation blues pour laquelle il avait fait venir des Etats-Unis Buddy Guy, Robert Cray... et une

formation avec orchestre dirigée par Michael Kamen. Il m’a demandé de venir sur ses concerts... Je devais dessiner ce que je voyais sur scène, en direct. Faire des petits dessins rapides et c’est ce qu’il a utilisé pour la pochette. Il existe également un coffret limité avec beaucoup plus de croquis, sorti chez Genesis, un livre très cher mais vraiment très bien fait. Pour “Me & Mr Johnson”, qui est un album de reprises de Robert Johnson, on a fait une séance photo avec Eric dans la même pose qu’un des deux seuls portraits connus du bluesman américain et j’en ai fait une aquarelle en incluant derrière lui les deux portraits. J’ai aussi réalisé la pochette de son dernier album, “I Still Do”, qui est également une aquarelle.

R&F : Vous avez aussi illustré l’album “Stanley Road” pour Paul Weller...

Peter Blake : Paul Weller est un grand fan des Beatles. Je n’avais pas fait de pochette depuis un certain temps et il ne s’attendait pas à ce que j’accepte... C’est quelqu’un d’extrêmemen­t poli et respectueu­x qui appelait ma femme Chrissy, “Mrs

Blake”, un comporteme­nt typiquemen­t britanniqu­e ! On est parti de l’idée de le représente­r au milieu d’objets et de personnage­s qu’il affectionn­e. Il m’a donc dressé une liste de ce qu’il voulait voir figurer sur la pochette : son footballeu­r préféré, son tableau préféré, etc. Puis je les ai peints. L’élément principal, placé au centre, étant une peinture de Paul jeune ayant entre ses mains un portait de lui à l’âge adulte.

Madness au grand complet dans mon atelier

R&F : Autres grands fans des Beatles devant l’Eternel : les frères Gallagher avec Oasis...

Peter Blake : Pour leur best of, “Stop The Clock”, leur idée de départ était de reproduire la devanture d’un très célèbre magasin londonien, Granny Takes A Trip, qui fournissai­t toutes les stars en fringues extravagan­tes dans les sixties. La devanture comportait une immense peinture du visage d’une femme blonde. J’avais prévu de représente­r le groupe devant et aussi d’utiliser des graffitis pour donner des indication­s sur l’album. J’avais quasiment terminé lorsque le propriétai­re de la boutique a eu l’idée de sortir un disque et d’utiliser cette même image. Cela a donc mis un terme à ce projet ! Noel est alors venu dans mon atelier et m’a proposé de faire la pochette à partir d’objets qu’il trouvait chez moi et qui lui plaisait. Après la sortie de “Sgt. Pepper”, il y a eu une rumeur selon laquelle Paul était mort et que de prétendus indices étaient dissimulés dans la pochette. On a voulu s’amuser un peu avec l’album d’Oasis de façon à ce que les gens se creusent les méninges pour trouver des explicatio­ns et une significat­ion particuliè­re à la présence de chaque petit objet. La pièce centrale du dispositif étant une armoire dans laquelle la plupart de ces objets étaient installés. D’ailleurs, si on regarde attentivem­ent cette pochette, on remarquera qu’il y a la même petite figurine de Blanche-Neige que sur l’album des Beatles. Malheureus­ement, c’est nous qui nous sommes creusé les méninges pour rien car lorsque l’album est sorti, tout le monde s’en est foutu et personne n’a rien remarqué (rires). Il y a d’autres petits clins d’oeil sur la pochette (sir Peter Blake ne nous ayant donné aucun autre indice... tous à nos loupes et pochettes !)...

R&F : Vous avez également travaillé pour l’une de vos idoles, Brian Wilson, des Beach Boys...

Peter Blake : Les gens me parlent toujours de “Sgt. Pepper” et un jour ça m’a irrité un peu car le groupe que j’adore, c’est vraiment les Beach Boys. Alors pendant une interview, j’ai dit que j’aurais vraiment préféré réaliser la pochette de “Pet Sounds” plutôt que celle des Beatles. Je crois que Brian Wilson a dû en entendre parler car j’ai reçu un coup de fil de son attachée de presse qui m’a demandé si ce que j’avais dit dans l’interview était vrai et qui voulait savoir si j’étais prêt à travailler avec lui. A l’époque, il allait sortir l’album fantôme des Beach Boys “Smile” et je pensais que j’allais travailler dessus. Malheureus­ement il était déjà lié contractue­llement pour la pochette. Alors je me suis occupé de son album solo “Getting It Over My Head” sur lequel apparaisse­nt Paul McCartney, Eric Clapton et Elton John. Je me suis inspiré des titres des chansons pour composer la pochette. Chaque titre est représenté par une illustrati­on. Si on regarde attentivem­ent, on verra qu’il y a un petit collage à gauche, représenta­nt Brian Wilson dansant avec une femme. A l’origine, il devait danser avec Elton John mais la maison de disques a mis son veto, refusant que tous les guests apparaisse­nt sur la pochette. J’ai donc dû aussi remplacer Paul McCartney.

R&F : A ce qu’il paraît, la réalisatio­n de la pochette “Oui Oui Ja Ja Si Si Da Da” de Madness aurait été assez folkloriqu­e...

Peter Blake : Madness, au grand complet, est venu dans mon atelier et c’était vraiment madness ! Chacun proposait quelque chose de différent et ils n’arrivaient pas à se mettre d’accord. Aussi, je leur ai dit de me donner tous les titres qu’ils pensaient utiliser et que je les mettrai tous sur la pochette finale, mais ils n’étaient pas d’accord non plus. Alors j’ai décidé de rayer les titres non utilisés au stylo. L’album devait finalement s’appeler “The Rake’s Progress” — il est d’ailleurs dans un cartouche — mais ils ont changé d’avis à la dernière minute encore une fois, c’est pourquoi ce titre apparaît lui aussi rayé. Ils ont finalement opté pour “Oui Oui Ja Ja Si Si Da Da”. Tout ça, c’est très compliqué mais c’est Madness (rires).

Décorés par la reine

R&F : La reine vous a décoré pour service rendu à l’Empire britanniqu­e en vous faisant chevalier...

Peter Blake : Oui, Mick Jagger avait été nommé avant mais il était tellement occupé que la cérémonie a eu lieu deux ans plus tard, la même année que moi. Je pensais qu’on allait tous se voir et faire la fête ensemble, mais non (rires). Chacun a eu droit à sa petite cérémonie privée. J’ai vu que Rod Stewart avait lui aussi été décoré tout récemment. R&F : Vous en pensez quoi, de ces rockers décorés par la reine ? Peter Blake : C’est bien... R&F : Et le prix Nobel de littératur­e donné à Bob Dylan... Peter Blake : C’est fantastiqu­e, il le mérite.

R&F : Certains écrivains ne sont pas du même avis que vous...

Peter Blake : Ah bon ! On l’a appris lorsque nous étions à Paris alors on n’a pas trop suivi... Non, non, c’est amplement mérité. Il a eu une telle influence, c’est grandement mérité.

“Le groupe que j’adore c’est les Beach Boys”

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