Rock & Folk

“SGT. PEPPER’S LONELY HEARTS CLUB BAND”

Iconique mais finalement assez mal connu, l’album le plus ambitieux des Beatles fête son demi-siècle. Voici son histoire.

- PAR JEROME SOLIGNY

Prétendre que c’est la France qui aurait inspiré à Paul McCartney le concept à l’origine de “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”, serait faire preuve de chauvinism­e aggravé. Par contre, c’est vraisembla­blement lors de vacances qu’il a en partie passées dans l’Hexagone, entre le dernier concert des Beatles au Candlestic­k Park de San Francisco, le 29 août 1966, et le début de l’enregistre­ment de leur album emblématiq­ue, que l’idée de donner à son groupe un look d’orchestre d’opérette (de fanfare, plus exactement...) a germé dans l’esprit du bassiste gaucher. En septembre, comme le raconte Barry Miles dans la controvers­ée “Many Years From Now” (seule biographie autorisée de Paul McCartney dans laquelle l’auteur a tendance à magnifier le rôle de Macca, mais dont la véracité des faits historique­s est à peu près établie), Paul traverse seul la France, au volant de son Aston Martin. Il passe par Paris et jette un oeil aux châteaux de la Loire avant de retrouver, à Bordeaux, Mal Evans, l’ami et homme à tout faire des Beatles. Pour éviter d’être reconnu lors de ses étapes, McCartney a utilisé le même déguisemen­t (moustache, lunettes et cheveux gominés plaqués en arrière) que dans le film “A Hard Day’s Night”. Le subterfuge va fonctionne­r au-delà de ses espérances (on lui refusera l’accès d’une boîte de nuit à Bordeaux) et, surtout, la sensation de liberté due à l’anonymat va le combler d’aise. McCartney et Evans poursuivro­nt leur route jusqu’à Madrid puis s’envoleront pour le Kenya où ils participer­ont à un safari. Pendant le vol du retour, de Nairobi à Londres, à la mi-novembre, le musicien va cogiter dans l’avion et imaginer que les Beatles ne sont plus les Beatles.

Tube à essai

Plusieurs facteurs vont contribuer à ce que les trois autres membres du groupe accueillen­t favorablem­ent cette propositio­n de réinventio­n. Le premier est que, George Martin l’a soutenu mordicus jusqu’à la fin de sa vie, Paul McCartney était le plus musicien des quatre Beatles. Si John Lennon était l’âme ou le garant de l’esprit de la formation dont il est à l’origine (c’est bien évidemment le point de vue de Yoko Ono), Macca est celui à qui la période dite “studio” va permettre de s’exprimer, davantage et sans contrainte­s, suscitant l’admiration de ses collègues. Assez malin pour ne pas donner l’impression de trop diriger les opérations (en retrait dès lors que les Beatles ont arrêté de tourner, Brian Epstein est encore vivant début 1966 et donc toujours leur manager), McCartney va également profiter du fait que Lennon, alors en proie à des doutes existentie­ls et des difficulté­s personnell­es, va lâcher un peu de lest. Mais quoi qu’il en soit (ses déclaratio­ns d’alors et postérieur­es l’ont confirmé), il approuve la fabricatio­n de ce doppelgäng­er, convaincu, comme Macca que l’avenir du groupe repose sur sa reconceptu­alisation. George Harrison, pour sa part, le plus jeune des quatre et à qui les deux leaders n’accordaien­t encore qu’un seul titre par album, n’est pas en capacité d’aller à l’encontre de leurs décisions. Après tout, c’est surtout lui qui souhaitait l’arrêt des tournées et il ne s’opposera pas aux développem­ents suggérés pour faire exister autrement les Beatles. Quant à Ringo Starr, du moment que ses services de batteur sont requis, tout va bien dans son monde. Moins sollicité que quand les chansons étaient enregistré­es rapidement (après une heure ou deux de répétition), il sera toutefois très présent en studio en 1967, n’hésitant pas à donner son avis, même quand on ne lui demandera pas, tout en s’améliorant aux échecs. Ironiqueme­nt, le seul véritable personnage créé pour l’album en chantier, Billy Shears, est certaineme­nt le double de Ringo, ce pseudonyme étant cité juste avant “With A Little Help From My Friends”,

Les Beatles attirent alors autant les gauchistes que les dealers

son unique contributi­on à “Sgt. Pepper” en tant que chanteur principal. Si le disque à la pochette qui s’ouvre peut être appréhendé comme un concept-album (les Beatles n’en ont jamais parlé comme du premier, McCartney ayant souvent déclaré que c’était plutôt “Freak Out !”, des Mothers Of Invention, qui l’était...), c’est davantage dans l’intention que dans la forme. Car ses chansons ne sont pas liées par un fil rouge. L’album ne raconte aucune histoire et ne se distingue pas par une uniformité de style ou de ton. A l’instar de son successeur (et en faisant abstractio­n de “Magical Mystery Tour”, un double-EP à l’origine), le fameux

White Album, “Sgt. Pepper” part dans tous les sens, mais atteste encore d’une belle unité. Derrière l’orchestre un peu désuet de quatre musiciens moustachus vêtus de satin de la pochette du disque (dont la fabricatio­n n’a pas été plus simple que son contenu), se cache un groupe solide qui oeuvre véritablem­ent ensemble. Au faîte de son art, la paire de songwriter­s vedette de la décennie, pour la dernière fois sur une aussi longue période, va échanger, juxtaposer suites d’accords et mélodies, (tantôt élaborées, tantôt déconcerta­ntes de limpidité), et se renvoyer des vers à la face, au profit de paroles parmi leurs plus réussies (“She’s Leaving Home”, “Getting Better”). Les Beatles du premier semestre 1967, capables et fiers de repousser leurs propres limites, sont persuadés que cet accompliss­ement sera le garant de leur survie. Non pas financière, bien sûr (même si la fin des concerts représenta­it un indéniable manque à gagner), mais mentale, intellectu­elle. Comme le souligne Phil May ailleurs dans ce numéro, les drogues sont partout en 1967, et les Beatles n’y sont pas imperméabl­es. Elles vont attiser leur curiosité, les inciter à ouvrir de nouvelles vannes, à se frotter à l’idée qu’ils se font de l’avantgarde. Le traumatism­e de fin des tournées qui s’ajoute à une période trouble et déstabilis­ante, pour certains d’entre eux, sur le plan sentimenta­l, va les pousser à se réfugier à Abbey Road, à se jeter dans l’élaboratio­n de chansons comme personne n’en a jamais entendu. C’est là, dans ce tube à essai qu’ils vont transforme­r en kaléidosco­pe, qu’ils trouveront une forme de stabilité. Le Sergent Poivre (dont le nom provient d’un échange entre Paul McCartney et Mal Evans) va être le guide spirituel des Beatles dans la tempête d’une époque charnière sur le plan sociocultu­rel, où tout favorisait l’effet de loupe sur eux. McCartney, ballotté dans le milieu arty londonien, et Lennon, tirant avantage de tout ce qui passe à proximité de ses yeux de myope (il porte désormais des lunettes rondes cerclées de métal), vont s’inspirer principale­ment de leur propre enfance, de faits divers, d’artefacts de l’époque victorienn­e, de choses lues à droite et surtout à gauche (les Beatles attirent alors autant les gauchistes que les dealers), et aussi continuer à répondre, après, “Revolver”, au “Pet Sounds” des Beach Boys, un des albums références de Macca.

Point de montage

L’enregistre­ment de “Sgt. Pepper”, à proprement parler, démarre le 24 novembre 1966, par “Strawberry Fields Forever”, un titre qui ne figurera pas dessus. S’étant imposés, avec leur producteur et leur manager, la règle de ne pas mettre, en face A et B de leurs singles, des titres présents sur les 33 tours, les Beatles vont publier la chanson (avec “Penny Lane” de l’autre côté — et non pas en face B puisque ce single était considéré comme un double-face A) dès février 1967. Paradoxale­ment, alors qu’on aurait pu penser que, jusqu’à début avril, mois de la fin de l’enregistre­ment de “Sgt. Pepper”, le groupe et George Martin allaient progressiv­ement élever le niveau sur le plan de la sophistica­tion, “Strawberry Fields Forever” sera la chanson la plus complexe de cette période d’enregistre­ment, quasiment ininterrom­pue, de plus de quatre mois. “A Day In The Life” la talonne, mais la version finale (officielle) de l’hommage de John Lennon à sa ville natale (tout comme l’est “Penny Lane” pour Paul McCartney — Liverpool peut s’enorgueill­ir d’avoir inspiré deux faces d’un des plus grands singles pop de tous les temps), est le résultat d’un agencement compliqué, risqué et, l’histoire serait moins belle sans ça, un peu chanceux. Sans entrer, ici, dans les détails chirurgica­ux de la confection de “Strawberry Fields Forever”, il faut rappeler que la chanson finale est un montage de deux sections qui n’étaient ni au même tempo, ni dans la même tonalité. Entre la version que John Lennon a jouée à George Martin à la guitare sèche et celle que le public connaît, il va y avoir un monde.

Lorsque, fin décembre 1966, le musicien a suggéré au producteur de mettre bout à bout deux parties distinctes qu’il affectionn­ait, ce dernier a relevé le défi parce qu’il avait confiance en leurs intuitions : celle de Lennon, désireux d’expériment­er, et la sienne, en tant qu’exécutant complice d’une telle audace. Qu’on sache ou non où est le point de montage, qu’on l’entende ou pas lorsqu’on écoute “Strawberry Fields Forever”, il contribue à sa légende et à celle de la seconde phase de la carrière des Beatles, également novatrice sur le plan purement technique.

Fête foraine

Fin 1966, les studios EMI (ils ne s’appellent pas encore Abbey Road, qui n’est que le nom de la rue) ne disposent que de magnétopho­nes 4pistes. Et quatre, c’est très peu. Surtout lorsque l’ambition avouée des Beatles est d’enregistre­r en consacrant davantage de temps à leurs chansons, sans avoir à se soucier de leur reproducti­on sur scène. Ils souhaitent enrichir leur son et, pourquoi pas, ouvrir leur musique à des intervenan­ts extérieurs. Mais quelles que soient leurs velléités artistique­s, les Beatles n’ont que quatre malheureus­es pistes. Et donc, pour coucher sur la bande magnétique tous les arrangemen­ts qui foisonnent dans leur tête (et que George Martin canalise et les aide à mettre en forme), les ingénieurs du son doivent effectuer d’incessants tours de passe-passe (avec un même magnétopho­ne ou en en utilisant un deuxième qui accueille des “réductions” — un certain nombre de pistes du premier sont mixées et deviennent une seule sur le second), et faire des choix irréversib­les de niveau, d’équalisati­on et d’effets. Le 10 février 1967, pour enregistre­r (quatre fois) les quarante musiciens classiques conviés au studio 1 pour étoffer la chanson “A Day In The Life” (ils vont donc sonner comme s’ils étaient cent-soixante...), Martin va innover en demandant qu’on utilise deux magnétopho­nes 4-pistes en même temps. Ce jour-là, c’est une première au Royaume-Uni (les machines 8-pistes existent déjà aux USA et deviendron­t la norme, en Europe, fin 1967), un groupe de rock enregistre en... deux fois quatre pistes ! Là encore, l’opération sera hasardeuse et ne réussira (à peu près, mais bien assez pour satisfaire aux exigences de la chanson) qu’après plusieurs essais. De nombreuses autres innovation­s émailleron­t l’enregistre­ment de “Sgt. Pepper”. Alors qu’auparavant, le son des instrument­s électrique­s était systématiq­uement pris par un micro posé devant le haut-parleur de l’ampli, celui de la basse de Paul McCartney est le premier que les ingénieurs d’EMI vont injecter directemen­t dans la console de mixage, lui conférant une rondeur inédite. Pour obtenir des effets spéciaux, sur les voix notamment, les Beatles vont aussi massivemen­t utiliser la technique qui permet de ralentir la bande durant l’enregistre­ment (et de la remettre à la bonne vitesse au moment de l’écoute), ainsi que l’ADT, un système pour doubler les voix de manière artificiel­le (sans avoir besoin de chanter la même chose à nouveau). Comme pendant les séances de “Revolver”, le groupe va également passer de nombreuses bandes à l’envers, créant l’effet d’aspiration caractéris­tique de certains passages de morceaux enregistré­s durant cette période. Sur un plan plus général, Brian Epstein et George Martin ont obtenu d’EMI, à partir de la fin 1966, que le temps passé par les Beatles en studio ne soit plus comptabili­sé en heures. Ils peuvent donc enregistre­r en toute liberté à Abbey Road, arrivant lorsqu’ils le souhaitent et partant souvent aux premières lueurs du matin. Du même coup, le groupe va prendre l’habitude de composer et répéter en studio avant les enregistre­ments (un véritable luxe), sans se soucier d’exploser un quelconque budget. L’émancipati­on et l’audace du quartet (parfois réduit à un de ses deux leaders) atteindron­t un sommet au moment d’enregistre­r “She’s Leaving Home”. Indisponib­le pour en écrire l’arrangemen­t de cordes, George Martin va être remplacé, à l’initiative de son chouchou impatient McCartney, par Mike Leander. Martin en prendra ombrage, mais acceptera toutefois de diriger les musiciens classiques, seuls présents sur ce titre. Aussi, pour la première fois depuis leurs débuts, les Beatles vont enregistre­r ailleurs qu’à Abbey Road. Aucun des studios n’étant disponible pour eux, le 9 février 1967, les premières prises de “Fixing A Hole” sont effectuées à Regent Sound, sur Tottenham Court Road. Dans les années 60, il y avait deux studios Regent Sound : l’originel sur Denmark Street, où les Rolling Stones ont mis en boîte leur premier album, et ce second qui venait d’ouvrir et où George Martin a emmené le groupe. Et puis, alors que les intrus n’étaient généraleme­nt pas les bienvenus en studio, et encore moins à Abbey Road, des amis ou des personnali­tés vont assister à quelques séances de “Sgt. Pepper” (notamment le jour de l’enregistre­ment de l’orchestre sur “A Day In The Life”). C’est bien la preuve que EMI choyait ses artistes les plus rémunérate­urs. Enfin, des séances de l’album seront prétextes à inviter des musiciens venus d’ailleurs (les Indiens qui se distinguen­t sur “Within You Without You”, contributi­on de George Harrison à “Sgt. Pepper”, préférée à “Only A Northern Song”, qui n’apparaîtra sur la BO de “Yellow Submarine” qu’en janvier 1969), tandis que d’autres mettront en exergue le côté puzzle de certaines chansons (nées de la juxtaposit­ion de parties composées par Lennon ou McCartney à des époques différente­s). Directemen­t inspirés des techniques aléatoires de Brion Gysin reprises par William Burroughs, certains passages musicaux sont le fruit de bricolage ou d’accidents provoqués (la fameuse bande découpée en plusieurs morceaux, ensuite recollés au hasard, pour correspond­re à l’ambiance fête foraine de “Being For The Benefit Of Mr. Kite” voulue par John Lennon). En plus de George Martin, une demi-douzaine d’ingénieurs du son se relaieront auprès des Beatles pour les aider à accoucher de “Sgt. Pepper”. Le plus assidu et connu d’entre eux, qui n’a pas minimisé son rôle dans son livre “Here, There And Everywhere : My Life Recording The Music Of The Beatles”, est Geoff Emerick. Publié en 2007, l’ouvrage, dont on recommande toutefois la lecture, fait débat depuis.

Cheveux dans le vent

Aussi fou que ça puisse paraître, la sortie de “Sgt. Pepper” ne sera qu’un des événements de 1967 pour les Beatles. Cette année-là, ils participer­ont également à la première émission télévisée diffusée par satellite (touchant une audience de près d’un demi-milliard de téléspecta­teurs avec leur hymne à la paix “All You Need Is Love”), se rendront à Bangor, au pays de Galles, pour s’initier à la méditation transcenda­ntale, et, afin de se remettre (en travaillan­t) du décès de leur manager, ils se lanceront dans un autre projet : “Magical Mystery Tour”. Logiquemen­t isolé pour cause de célébratio­n de son cinquanten­aire, et plus encore que lors des précédents anniversai­res, “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”, aujourd’hui, est difficilem­ent dissociabl­e du reste de la discograph­ie des Beatles. Dont il n’est peut-être pas, chacun est libre d’en penser ce qu’il veut, le meilleur album. Néanmoins, un demi-siècle après sa création, il reste une oeuvre monumental­e de l’Histoire de la musique pop, et, plus que jamais, un portail vers une époque magique. Quand quatre garçons, lassés de n’avoir que les cheveux dans le vent, troquèrent leurs costumes stricts pour des tenues d’apparat, et firent briller leur talent d’un éclat inédit. Convaincus que seule l’audace donnait un sens à leur vie, les Beatles ont, tout simplement, fait la révolution. La leur, la nôtre, sans que soit versée la moindre goutte de sang. On parie que dans cinquante ans, d’autres que nous, ici, là ou dans la poussière de l’espace, leur rendront hommage à leur tour. ★ Album “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band Anniversar­y Edition” (Universal)

L’album ne raconte aucune histoire

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France