Rock & Folk

PEPPERLAND NANARLAND

Superstars mondiales grâce à “La Fièvre Du Samedi Soir”, les Bee Gees ont en 1978 l’idée saugrenue d’adapter au cinéma “Sgt. Pepper”. Help !

- BENOIT SABATIER Source : “The Bee Gees – The Biography” David N. Meyer

Un reproche hante leurs débuts : les Bee Gees copient les Beatles façon réjouis de la crèche. Au moment de “Sgt. Pepper”, ils sortent “1st”, un album rempli de chansons fantastiqu­es, tellement belles qu’on dirait en effet du Beatles, mais avec mièvrerie et retard — ils en sont encore à “Yesterday”. Leurs huit albums suivants creusent le même sillon : du Beatles de puceaux. Les Fab Four sont séparés, la pop sixties périclite, les seventies inventent d’autres formes, il est temps de passer à autre chose : les frères Gibb changent de style, se retrouvant numéro un en 1976 avec un hit disco fantastiqu­e, “You Should Be Dancing”. Là, impossible de les accuser de pomper les Beatles.

Mission non-accomplie

L’année suivante est l’année “Saturday Night Fever”. Travolta-mania, pèle-à-tarte-mania, Bee Gees-mania. La BO reste 24 semaines d’affilée à la première place des charts : un des disques les plus vendus au monde — 40 millions d’exemplaire­s écoulés. Oublié leur passé de clones des Beatles : les Bee Gees sont les rois du disco. McCartney, Lennon ? Des has-been. En se réin- ventant génies des pistes de danse, les ex-imitateurs supplanten­t leur modèle. C’est eux que tout le monde copie maintenant. Stratégiqu­ement, les frères Gibb devraient planquer sous le tapis leur fascinatio­n pour les Fab Four, se revendique­r uniquement comme chefs de file disco — des maîtres, pas des élèves. Eh bien non. Ils ont carte blanche pour faire ce qu’ils veulent, et que font-ils ? Un film à la gloire des Beatles. Une comédie musicale célébrant “Sgt. Pepper”. Tout vient de leur manager, l’inénarrabl­e Robert Stigwood. Toujours à l’affut d’un bon coup, Robert monte en 1974 sur Broadway un musical, la version théâtre de “Sgt. Pepper”. Le New York’s Beacon est réservé pour sept semaines, mais au bout de six, Stigwood, faute d’affluence, doit retirer sa comédie. Une règle immuable du showbiz : si un projet se plante, passer à autre chose. Stigwood se croit plus malin. Il a acquis les droits des morceaux de “Sgt. Pepper”, il ne va pas s’arrêter là. Sa règle à lui : si tu as un timbre, tu postes une lettre ; si tu as les droits de 29 chansons des Beatles, tu en fais un film. La pièce s’est ramassée ? Le film sera un triomphe. Sauf qu’il lui faut d’abord renégocier les droits des chansons pour le support cinéma — tractation­s qui lui prennent toute l’année 76. Le contrat imposé par les ex-Beatles fait deux fois la taille de “A La Recherche Du Temps Perdu”. Stigwood accepte toutes leurs conditions. Entre autres : le droit de regard d’un

agent de Lennon & Macca sur les images produites chaque jour. Mais aussi : la possibilit­é de refuser le scénariste et metteur en scène choisis. Pour “Saturday Night Fever”, Stigwood avait embauché à ces postes deux cadors particuliè­rement inspirés. Ses choix pour le film semblent plus délirants. Pour l’écriture : Henry Edwards, un inconnu qui n’a jamais pondu un script de sa vie — il a juste une bonne tête et traine dans le milieu rock. “Ma mission : trouver un lien entre 22 chansons pour créer une vraie

intrigue.” Mission non-accomplie : le lien reste à ce jour introuvabl­e. A la réalisatio­n, la Stigwood Organisati­on engage Michael Schultz. L’afroaméric­ain a réalisé quelques films blaxploita­tion (“Cooley High”, “Car Wash”). Le rapport avec les Bee Gees et “Sgt. Pepper” ? Il n’y en a pas. Maurice, Barry et Robin jouent le band du Lonely Hearts Club. Les caméras, ils connaissen­t. Depuis qu’ils sont ados, ils passent à la télé. Ce qu’ils ont appris, c’est qu’il faut sourire et chanter. Alors quand ils entendent “action”, ils sourient et chantent. Ils ne savent pas jouer. Pour palier à ce petit problème, Stigwood recrute un vrai premier rôle. Une star de l’époque, Hoffman, Redford, Pacino ? Non. Le plus gros vendeur de disques du moment, avec les Bee Gees : Peter Frampton. Et tant pis si lui aussi joue comme une casserole, et tant pis si les frères Gibb ne peuvent pas l’encadrer, et tant pis si physiqueme­nt et vocalement, Frampton va vite s’avérer crispant.

Champagne à volonté

Faute de vrai scénario, le film repose sur sa BO, sur les numéros musicaux, basés sur 22 chansons des Beatles (tirées de “Sgt. Pepper”, mais aussi “Abbey Road” et le double blanc). Il faut les réenregist­rer avec les acteurs. Les Bee Gees sont trop contents de s’en charger. Mais Stigwood décide de leur mettre un gusse dans les pattes. Pas n’importe qui : le producteur originel de “Sgt. Pepper”, monsieur George Martin. En 77, Martin est aux fraises, juste bon à produire des endives comme Neil Sedaka. Pour lui, c’est une aubaine de travailler avec les plus gros vendeurs de l’année. L’enregistre­ment, commencé dans la joie et la bonne humeur, tourne vite en eau de boudin. Martin veut des reprises totalement fidèles aux originaux, note pour note. “Sgt. Pepper” est son oeuvre, hors de question de la dénaturer. Les Bee Gees souhaitent moderniser l’affaire — c’est le but du film. Le résultat est bâtard, soit horrible, soit inutile. Seules covers intéressan­tes : “A Day In The Life”, “Fixing A Hole” (avec George Burns), “When I’m SixtyFour” (avec Frankie Howerd & Sandy Farina), “Maxwell’s Silver Hammer” (avec Steve Martin), “She’s Leaving Home” (avec Steven Tyler) et “Because” (avec Alice Cooper). Cooper, qui joue Père Soleil (!), sort d’hôpital psychiatri­que — où il tente de décrocher de l’alcool. Il a obtenu la permission de rejoindre le plateau pour trois jours. Il quitte un asile pour se retrouver au milieu de dingos. Il forme avec Aerosmith et Steve Martin une équipe diabolique qui compte transforme­r la jeunesse en zombies mercantile­s (c’est de ce niveau). Mais les méchants doivent

mourir, tués par le gentil Frampton. Steven Tyler refuse : ce n’est pas cette mauviette qui va le tuer. On lui explique que c’était écrit, que c’est un film. Il n’en démord pas : Frampton ne le trucidera pas. Donald Pleasance, comprenant qu’il s’est retrouvé dans une pantalonna­de, fait tout pour ne pas être reconnu : planqué sous un costume ridicule et un chapeau de cow-boy, il adopte un argot mi-texan, mi-teuton. Billy Preston ne vole pas : on voit les fils qui le suspendent dans les airs. Les brushings des Gibb défient les lois de la gravité. Frampton, dont on a supprimé les dialogues, ne parvient pas à avoir plus d’une réaction faciale. Budget final du film : 18 millions de dollars, dont une grande partie a été engloutie dans l’achat de cocaïne. En arrivant chaque matin sur le plateau, Maurice Gibb réclame de la poudre : c’est toute l’équipe au complet qui lui en fournit. Robin prend tellement d’amphèt’ qu’il ne peut dormir sans s’assommer avec des doses éléphantes­ques de barbituriq­ues. La production ne lésine sur rien, et surtout pas sur la scène finale, où tout le monde doit chanter “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band”. Par tout le monde, Stigwood entend : les acteurs, plus toutes les popstars de l’époque. Chacun se voit offrir un billet d’avion première classe pour Los Angeles, une limousine à dispositio­n, une suite dans le meilleur palace, champagne à volonté, et sur le plateau, tente personnell­e, traiteur à dispositio­n, sachant qu’après la journée de tournage, une méga-fête clôturera les festivités dans une orgie mémorable. Parmi les célébrités-piqueassie­ttes qui répondent présent : George Benson, Donovan, Dr. John, Etta James, Bruce Johnston, Nils Lofgren, Curtis Mayfield, Robert Palmer, Wilson Pickett, Bonnie Raitt, Johnny Rivers, Del Shannon, Al Stewart, Tina Turner, Frankie Valli, Jackie Lomax, Hank Williams Jr., Johnny Winter, Bobby Womack, Gary Wright... Tous reprennent les Beatles, dans une dispositio­n et un accoutreme­nt sensés singer la pochette de “Sgt. Pepper”.

Le film le plus stupide jamais conçu

Le film et sa BO sortent en juillet 1978. Euphorie et confiance. Robin, dans Playboy : “Les jeunes d’aujourd’hui ne connaissen­t pas ‘Sgt. Pepper’. Notre version va devenir celle que l’on retiendra. Les Beatles n’existent plus. C’est nous qui faisons

de ‘Sgt. Pepper’ une oeuvre vivante”. Quand les premiers feedbacks arrivent, Robin doit redescendr­e. Les auditeurs appellent les radios pour leur demander de diffuser les versions originales. 3,5 millions d’exemplaire­s de la B.O ont été pressés, les retours d’invendus battent des records. Critique du Record Mirror : “Pourquoi dépenser 15.98 dollars pour constater que les Bee Gees ne sont pas aussi géniaux que les Beatles ?”. Le film a droit à des commentair­es encore plus moqueurs. AllMovie : “Probableme­nt le film le plus stupide jamais conçu”. Frankie Howerd, qui joue Mr. Mustard : “C’était comme “La Fièvre Du Samedi Soir”, mais sans la fièvre”. Robin, d’un seul coup, fait moins le fanfaron : “C’était l’époque la plus démentiell­e de notre carrière. Et il a fallu qu’on fasse le film le plus mauvais de tous les temps”. Il ne faut pas exagérer. Ok, le “Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band” des Bee Gees n’est

pas du niveau de “2001: l’Odyssée De L’Espace”. Mais malgré son scénario affligeant, le film s’avère très attachant, et pas dépourvu de qualités. Kitsch, mais esthétique­ment splendide. Le projet n’est pas seulement fou, il émeut. Qu’en ont pensé

les Beatles eux-mêmes ? Harrison : “Les Beatles n’auraient pas fait un film sur les Stones ! Quand même, pourquoi les Bee Gees se sont emmanchés dans un tel projet ? Je suis vraiment désolé pour eux...” McCartney : “Faire un film de “Sgt. Pepper”, c’était mission impossible. Les gros éléphants qu’on a dans la tête quand on est sous acide, on peut mettre ça en musique, mais en images ? Ce n’est pas capturable — en tout cas, d’après ce qu’on m’a dit, ils n’ont pas réussi.” Stigwood avait prévu toutes sortes de produits dérivés, une adaptation télé, une version livresque, et même un parc d’attraction “Sgt. Pepper”... Face à l’échec du film et de sa BO, il abandonne tout, se consacrant à une autre comédie musicale qui, elle, va cartonner : “Grease”, avec le morceau-titre produit par Barry Gibb. Les Bee Gees retournent illico au disco. Maurice : “Entre les prises de “Sgt. Pepper”, on écrivait à la chaine les tubes de notre prochain album : à l’époque, les drogues devaient être

particuliè­rement bonnes.” Oublié l’épisode foireux du Sergent Poivre : leurs trois nouveaux singles (dont le phénoménal “Tragedy”) se classent à la première place des charts, complétant une série ininterrom­pue de six numéros un — un record, à égalité avec... les Beatles.

Budget final du film : 18 millions de dollars, dont une grande partie a été engloutie dans l’achat de cocaïne

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