Rock & Folk

Kevin Morby

Avec un classicism­e toujours aussi impeccable, le jeune Américain continue de narrer voyages et errances dans son quatrième album.

- RECUEILLI PAR THOMAS E FLORIN

“Si tu veux expériment­er les hauteurs, il faut accepter les abîmes”

Coincé dans un angle de la pièce, Kevin Morby laisse glisser ses yeux sous ses cernes. Ainsi, il attend le prochain interlocut­eur. A 28 ans, le natif du Texas est loué comme l’un des grands songwriter­s de sa génération, encadré par Kurt Vile, Mac DeMarco, Connan Mockasin... Une plume sur la queue d’un paon. “City Music”, son quatrième album, voyage de ville en ville, essayant d’emporter dans son sillage visages, humeurs, conversati­ons, retenir le temps, le compresser en tranche de 3 minutes, afin d’avoir ses bouts de vie toujours sur soi, à portée de guitare. Contemplat­if en musique, agité à l’oral, Morby se dévoile en interview comme sur album : sans en avoir l’air. L’effeuillag­e reste la science de ceux qui savent lire entre les lignes.

Je tire le fil

ROCK&FOLK : L’album s’appelle City Music. De quelle ville parlez-vous ? Kevin Morby : New York.

R&F : Encore New York ?

Kevin Morby : Ouais. Même si j’ai quitté cette ville pour Los Angeles car énormément des aspects que j’en aimais ont disparus. New York est devenue cher et beaucoup des gens avec qui j’étais ami en sont partis. Mais pour raconter l’histoire que je voulais raconter, c’est un décor parfait. Tout du moins, la ville comme l’imaginent la plupart des gens. C’est ce New York fictionnel qui m’intéresse, beaucoup plus que le New York véritable. Mais la raison pour laquelle j’ai appelé l’album “City Music”, c’est pour que ces chansons puissent faire penser à n’importe quelle ville. C’est comme la country music. De quelle country parle-t-on ? “Oh !

C’est juste un feeling”. Eh bien, “City Music” c’est pareil. R&F : On peut dire que vous avez l’esprit des lieux. Par exemple, pour enregistre­r votre précédent album, “Singing Saw”, vous aviez choisi Woodstock... Kevin Morby : Oui, chez Sam Cohen. J’avais composé l’album à Los Angeles. Ce que j’aime faire, c’est enregistre­r la musique dans un environnem­ent qui est l’inverse de celui où j’ai composé les morceaux, juste pour avoir une perspectiv­e sur ce que j’ai fait. Donc, pour “City Music”, je suis allé dans un studio qui donne sur l’océan, dans le Nord de la Californie.

R&F : Où vous avez trouvé un orgue du XIXe siècle.

Kevin Morby : En effet. Je voulais jouer... des touches, n’est-ce pas ? Jouer de l’orgue, du piano, ce genre d’instrument. Je suis entré dans le studio et j’ai vu cet orgue que je ne pensais pas être en état de marche car aucun son n’en sortait quand on y touchait. Puis, j’ai compris que pour le faire fonctionne­r, il fallait pomper de l’air avec les pieds, en appuyant sur les pédales. C’est vraiment une sensation cool, comme de monter sur un vélo. Si tu t’arrêtes, il s’arrête. J’aime ça, c’est comme si tu étais raccordé à l’instrument. Donc j’ai voulu essayer de jouer l’une de mes chansons, “Come To Me Know”, et ça sonnait incroyable­ment bien.

R&F : Et cette chanson ouvre l’album avec une production entièremen­t différente du reste de l’album.

Kevin Morby : C’est vrai. Il y a deux chansons sur cet album qui semblent différente­s du reste, celle-ci et “Dry Your Eyes”. Les autres ont la même production. Tout l’album a été fait live, avec les instrument­s dans la même pièce. Mais la différence avec cette chanson est que ce n’est pas une chanson à guitare. On sent plus la pièce car on utilisait juste des micros d’ambiance alors que sur les chansons à guitare, les micros étaient devant les amplis.

R&F : Il y a une autre chanson à part sur ce disque, c’est “Aboard My Train”. Elle parle du refus de vieillir qui bute contre le fait que le monde change, avec ou sans nous. Quel était le point de départ de cette chanson ?

Kevin Morby : En faisant ce que je fais, en allant dans tous ces endroits où je vais, je connais beaucoup de gens que je considère comme des amis. Je voulais écrire une chanson à propos de toutes ces personnes que j’aime et qui ne cessent de rentrer et sortir de ma vie. Il faut comprendre : il y a certaines de ces personnes que je ne vois que lorsque je suis en tournée, que j’arrive dans leurs villes. Ces retrouvail­les sont comme un scénario rêvé. Alors, la chanson commence par cette phrase :

“J’ai aimé un garçon qui était si intelligen­t et vrai.” Cette phrase est

à propos du premier ami dont je puisse me souvenir : quand j’avais 5 ans, on rentrait de l’école ensemble chaque jour. C’est le point de départ. Puis je tire le fil et toutes ces personnes se retrouvent dans cette chanson.

R&F : Vous parlez souvent du fait que vous essayez de mettre les villes que vous traversez et les personnes que vous rencontrez dans vos chansons, comme pour pouvoir les avoir à portée de main et les transporte­r partout avec vous. Kevin Morby : C’est très vrai.

R&F : Est-ce parce que vous ne cessez de déménager depuis votre enfance ? Kevin Morby : Je ne sais pas. C’est certaineme­nt seulement l’amour que je porte à mes amis. Je mesure la chance que j’ai de tous les connaître.

Les lumières de la ville

R&F : Peut-on parler de l’extrait de Flannery O’Connor que vous avez choisi comme interlude de l’album ? Kevin Morby : Je lisais ce livre “The Violent Bear It Away” (“Et Ce

Sont Les Violents Qui L’Emportent”en VF) et ce n’est pas du tout un gros passage dans le livre, il est même rarement cité. Mais je l’ai adoré dès que je l’ai lu : le personnage fuit une maison en feu. Il est pris en stop par un automobili­ste sur la route. Il voit de la lumière au loin et demande au conducteur “Pourquoi retourne-t-on vers l’incendie ?” et le conducteur lui répond “Ce n’est pas un incendie :

c’est les lumières de la ville où l’on se rend”. Je me disais que la manière qu’elle avait de décrire une ville vue de loin, penser que c’est un incendie, c’est ce que je ressens en tournée, sur la route où tout est plat et sombre et que d’un coup, tu perçois cette lumière qui semble, d’une certaine manière, dangereuse. J’ai tellement aimé cette idée que ça m’a donné envie d’articuler tout le disque autour des villes. Aussi, ce que j’aime, c’est qu’elle parle d’une petite ville du Sud des USA, mais que ce passage peut correspond­re à toutes les villes du monde.

R&F : Dans le NME, vous avez dit que quand votre père vous racontait l’histoire de sa vie, vous aviez l’impression qu’il vivait dans un western. Parce qu’en tant que gamin blanc de la classe moyenne né à la fin des années 80, il n’y a jamais eu de danger dans nos vies. Mais, d’après ce que vous venez de dire, le fait de rechercher à vivre dans une grande ville, c’est rechercher le danger. Kevin Morby : Oui, exactement. J’ai grandi de manière très confortabl­e avec ma famille dans les banlieues de Kansas City, puis j’ai emménagé à New York et deux ans plus tard, mon meilleur ami est mort à cause de l’héroïne. Il y avait beaucoup de drogues, de crimes... Quand tu choisis de vivre dans une ville, tu choisis la possibilit­é d’un danger. Si tu veux expériment­er les hauteurs, il faut accepter les abîmes qui vont avec.

R&F : Avoir 18 ans et emménager dans une nouvelle ville, c’est le début d’une aventure. Kevin Morby : Bien sûr. Qu’est-ce que tu peux chercher d’autre quand tu as 18 ans ?

R&F : Flannery O’Connor, c’est aussi l’omniprésen­ce de la religion dans le Sud des États-Unis. Vous-même vous parlez beaucoup de religion dans vos chansons. Est-ce à cause de la région où vous avez grandi ?

Kevin Morby : Oui. Cette partie du pays est très religieuse. C’est assez omniprésen­t, beaucoup de mes amis avaient des familles très pratiquant­es. A Kansas City, tout ferme tôt le dimanche, tu ne peux plus acheter de l’alcool après une certaine heure. Énormément de panneaux d’affichage disent : “Marchez avec le Christ” ou “Vous irez en enfer si vous ne croyez pas en Dieu”. On grandit dans cet environnem­ent et ça fait son chemin. C’est dingue, quand les gens qui vivent sur les côtes américaine­s voyagent au centre du pays et voient d’où je viens, ils trouvent l’ambiance extrêmemen­t menaçante. J’aime le fait que lorsque tu viens d’une certaine partie de la planète, tu ne peux pas vraiment en réchapper.

R&F : Aujourd’hui, on a l’impression que pour vendre un album, il faut vendre une histoire autour de la musique. Estce quelque chose auquel vous pensez quand vous enregistre­z un disque ?

Kevin Morby : Je pense que ce n’est pas une mauvaise chose. Cela fait travailler plus dur tout le monde. Moi, je ne trouve pas forcément d’intérêt à écouter un groupe qui n’a fait que mettre des chansons bout à bout, sans raison. Je veux une histoire. Soit les choses marchent grâce à la radio, comme cela à toujours existé, soit il y a une histoire, et c’est plus intéressan­t. Regarde Kendrick Lamar. La raison pour laquelle il est le meilleur est parce qu’il a fait cet album “Good Kid M.A.A.D City”. C’est une histoire, et écouter son album est comme regarder un film. C’est une histoire où tu vas apprendre ce que c’est que de grandir à Compton... Donc, c’est une bonne chose : ça force tout le monde à être plus intelligen­t.

Comme un troubadour

R&F : Donc, quelle serait la narration autour de Kevin Morby ?

Kevin Morby : Je pense que les gens diraient : il est du Texas, est allé à New York très jeune, il est comme un troubadour. Les gens se disent ce genre de chose, ce qui me paraît toujours marrant. Dès que quelqu’un veut faire paraître ta vie comme romantique, ça a l’air marrant.

R&F : Les Parquet Courts ont le même parcours et on raconte une tout autre histoire à leur propos. Kevin Morby : Oui, c’est tellement amusant. Quand j’entends ce qu’on dit sur eux, je me dis “Wow, des gens sont en train de créer une mythologie autour de mes amis et moi”. Comment ne pas s’en amuser ?

“Ça force à être plus intelligen­t”

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France