Rock & Folk

DOCTORS OF MADNESS

Arrivé trop tard pour le glam et trop tôt pour le punk, le groupe londonien avait pourtant beaucoup à offrir. A l’heure du coffret, Richard Strange narre ses souvenirs.

- Jérôme Soligny

Avoir été bons au bon moment. C’est une des raisons du succès des Beatles et des grands groupes qui leur ont succédé. Bons au mauvais moment ? C’est quelque part l’histoire de Doctors Of Madness. Une assez improbable formation originaire de Brixton, avec à sa tête une sorte d’allumé extraordin­aire, davantage parolier que véritablem­ent musicien, et pourtant compositeu­r de chansons remarquabl­es réparties sur trois albums cultissime­s (publiés par Polydor entre 1976 et 1978) que Cherry Red vient de coffrer. Dans l’argumentai­re qui accompagne “Perfect Past : The Complete Doctors Of Madness”, le label anglais présente le groupe comme le chaînon manquant entre David Bowie et les Sex Pistols. C’est caricatura­l. Richard Kid Strange (chant, guitare), Stoner (basse, décédé en 2014), Urban Blitz (violon) et Peter DiLemma Hewes (batterie) étaient bien plus fins que ça. Mais effectivem­ent, Doctors Of Madness n’a pas correspond­u à son époque. Avec trop de beaux restes glam/ art rock et battus sur son propre terrain par les chiens fous du punk, Strange et sa clique vont en être réduits à regarder les étoiles lorsqu’elles refuseront de s’aligner, et susciter l’indifféren­ce quasi-générale aussi rapidement que, début 1976, leur premier album (“Late Night Movies, All Night Brainstorm­s”) avait enthousias­mé. Aujourd’hui, Richard Strange qui a eu mille vies artistique­s depuis la séparation de Doctors Of Madness, compare cette destinée à une aubaine et non à un fiasco. Méthode Coué ? Certaineme­nt pas, l’homme est bien trop brillant pour ça. Et bien sûr, le temps et la nostalgie aidant, son groupe bénéficie depuis quelques années d’un regain d’intérêt sur lequel Cherry Red aurait bien eu tort de ne pas miser. Avec ce coffret, le label offre une formidable occasion de (re)découvrir une formation d’exception dont le nom est un hommage au Dr. Benway de William Burroughs, qui a été guidée, un temps, par le manager de Syd Barrett et le photograph­e de la pochette de “Pin Ups” (Bowie), et que le chanteur des Damned a brièvement rejoint en 1978. Toutes choses qui ne s’inventent pas et invitent à goûter cette folie furieuse.

Saut dans l’inconnu

ROCK&FOLK : Une anthologie Doctors Of Madness... Qui l’eut cru ?

Richard Strange : Même moi, j’ai du mal à réaliser (rires). En fait, pour être certain d’en arriver là, l’essentiel est d’abord de ne pas mourir. Plus sérieuseme­nt, il est assez fou de constater qu’on me parle beaucoup plus de Doctors Of Madness depuis quelques années qu’il y a deux décennies. Et vous savez, au risque de paraître arrogant, je suis vraiment ravi que le groupe n’ait pas eu un hit ou deux. Si ça avait été le cas, j’en aurais été prisonnier pour le reste de ma vie. J’aurais dû les jouer sans cesse ! Nous avons enregistré trois albums qui ont été diversemen­t appréciés par la critique, mais que nos fans ont aimés avec passion.

“Vraiment ravi que le groupe n’ait pas eu un hit”

R&F : Qu’en pensez-vous lorsque vous les réécoutez ?

Richard Strange : Je me dis qu’il y a un mot ou deux ou un son, parci par-là, que je changerais peut-être, mais, globalemen­t, ils incarnent parfaiteme­nt ce que nous avions en tête. C’est-à-dire un mélange électrique et éclectique qui devait autant à la musique électroniq­ue et à Jacques Brel qu’au Velvet Undergroun­d, à Bob Dylan ou à des auteurs comme William Burroughs. On écrivait à propos du monde, aujourd’hui prisonnier de cette vision dystopique qui était la nôtre. Du même coup, notre musique sonne anormaleme­nt actuelle et pertinente.

R&F : Vous étiez encore adolescent lorsque vous avez été frappé par le virus Burroughs...

Richard Strange : Totalement et on ne trouvait pas ses livres à Londres, j’allais les acheter en France, en stop et en ferry ! C’est à Paris que j’ai chopé “Junkie”, “The Soft Machine” et “Naked Lunch”. Je les ramenais sous le manteau comme s’il s’agissait d’objets de contreband­e. Ces livres, comme le premier album du Velvet Undergroun­d, sont les fondations de mon écriture. J’étais également sous l’emprise de Brel et des représenta­nts de la grande chanson française. Comme Lou Reed, il n’a utilisé la musique que pour écrire à propos de l’existence. J’apprécie aussi le fait que mes musiciens préférés ne mâchaient pas le travail de leur public. Les amateurs de David Bowie qui, comme moi, ont reçu “Hunky Dory” en pleine tête et en plein coeur, notamment “The Bewlay Brothers” ou “Quicksand”, ne se contentaie­nt pas d’en écouter les paroles. Il leur fallait effectuer un vrai boulot pour comprendre de quoi il parlait, ou même s’en faire une vague idée.

R&F : Doctors Of Madness a-t-il été victime, à ce point, d’un problème de timing ?

Richard Strange : Mmm, la question qu’on me pose assez souvent, c’est : “Avez-vous vu le punk arriver ?” Et je réponds invariable­ment que non. Tout ce que je sais, c’est que lorsqu’on est occupé à créer quelque chose de pertinent, on ne se soucie pas de savoir si ça va être à l’origine d’un mouvement ou d’un nouveau style musical. A fortiori, on n’est pas non plus en train d’épier ce que fait le voisin. J’entendais le son de Doctors Of Madness dans ma tête avant que nous ayons joué une seule note. Parce que je suis venu à la musique par les textes. Je ne suis qu’un guitariste très basique, mais ça m’a toujours suffi. Ce qui résonnait dans mon esprit, était abrasif, doux-amer, sujet à caution. Je voulais que notre musique soit à la fois mélodique et violente et je n’ai jamais été intéressé par la virtuosité. Urban Blitz et Stoner faisaient le son de Doctors Of Madness, comme une sorte de friction envoûtante. En tant que membres du groupe, on avait presque un côté BD, sauf que nos personnage­s sortaient d’un livre de Burroughs. On ressemblai­t à notre musique. Si on avait eu la tête de Michael Jackson ou de Bruce Springstee­n, on ne serait pas là à en parler aujourd’hui (rires).

R&F : Votre démarche était bien moins intellectu­elle qu’elle pouvait paraître...

Richard Strange : Nous ne l’étions pas pour un sou. Par contre, j’étais un lecteur acharné : je me jetais sur tout ce qui passait à ma portée. J’aimais aussi l’art contempora­in, je m’intéressai­s à Warhol, à Bacon... Tout ça arrivait dans une sorte d’entonnoir et c’est devenu notre musique. Ça lui a donné son côté narratif que je trouve plus flagrant avec le temps. Je réfléchis sérieuseme­nt, en ce moment, à la possibilit­é de tirer une sorte de comédie musicale de nos trois albums. Certains textes colleraien­t très bien à une narration basée sur des réfugiés victimes de gouverneme­nts oppresseur­s...

R&F : Vous avez joué au début des années 2000 dans une des adaptation­s de “The Black Rider”, une collaborat­ion entre William Burroughs, Robert Wilson et Tom Waits...

Richard Strange : Absolument, avec Marianne Faithfull dans le rôle du diable, totalement à son aise (rires). Wilson est un tel perfection­niste que nous n’avons pas joué une seule fois la pièce dans son intégralit­é avant la première ! Deux heures avant l’ouverture du rideau, il était encore en train de régler les lumières. J’aime beaucoup ce côté saut dans l’inconnu.

R&F : Vous avez signé seul la grande majorité des chansons de Doctors Of Madness et on a pourtant l’impression que cette musique était véritablem­ent une oeuvre collaborat­ive.

Richard Strange : Certaineme­nt, car je n’avais pas de vocabulair­e musical. Je me souviens qu’à l’époque de notre premier album, au début des répétition­s, on s’asseyait en cercle et je demandais qu’on construise des cathédrale­s sonores (rires). Je ne savais comment en atteindre la flèche, mais j’imaginais des bâtiments gothiques majestueux et c’est ce que je souhaitais que nous fassions. J’avais l’impression que s’ils n’étaient pas assez grands, ils ne pourraient pas contenir la chanson. Et je dois reconnaîtr­e que nous collaborio­ns très bien. Les autres ne se mettaient pas à mon service, mais à la dispositio­n de la musique.

R&F : L’enregistre­ment du deuxième album, à Abbey Road, a été une affaire plus sérieuse que le premier.

Richard Strange : Oui, nous étions plus expériment­és et surtout John Leckie ne laissait rien au hasard. Il avait travaillé avec Pink Floyd ou George Harrison en tant qu’ingénieur du son, et j’avais passé du temps avec lui, à Abbey Road, quand il mixait “HQ”, l’album de mon ami Roy Harper. “Figments Of Emancipati­on” est le premier disque qu’il a produit et il a tout de suite compris le sens de notre aventure. On avait des boucles de bande qui tournaient tout autour de nous dans le studio.

R&F : Plus d’une année sépare “Figments Of Emancipati­on” de son successeur, “Sons Of Survival”.

Richard Strange : Nous savions que les carottes étaient cuites. Bien sûr ça remonte à ce fameux concert du 21 mai 1976, à Middlesbro­ugh où nous avons laissé les Sex Pistols faire notre première partie. On les prenait de haut, on a mis beaucoup de temps pour faire la balance et on ne leur a accordé qu’un court moment avant l’ouverture des portes de la salle. Je ne sais plus pourquoi j’ai regardé le début de leur concert, planqué par le rideau sur le côté de la scène, mais j’ai tout de suite compris que c’en était fini pour Doctors Of Madness. Ils n’avaient que quelques années de moins que nous, ce qui correspond à peu près à une génération en matière de rock, et ils étaient tout ce que le public voulait. Ils nous ont ringardisé­s en un rien de temps. Naïvement, je nous croyais arrivés à cause de notre deal avec Polydor. Je nous voyais finir comme Pink Floyd ou les Rolling Stones, riches, avec une vingtaine d’albums à notre actif (rires).

R&F : Vous avez senti que votre label se désintéres­sait de vous ?

Richard Strange : Totalement. Il avait Siouxsie And The Banshees et The Jam qui s’inscrivaie­nt dans le mouvement punk naissant, et ne savait plus quoi faire de Doctors Of Madness. On nous a fait comprendre que le budget du prochain album serait moins important et nous sommes retournés à Majestic balancer tout ce qui nous restait. Sincèremen­t, les chansons étaient un peu comme des mots d’adieu. Je tiens à préciser que nous n’avons pas enregistré “Sons Of Survival” par dépit, mais nous tenions à prouver à Polydor et à la presse qui nous prenait pour des hasbeen qu’ils avaient tort. Début 1978, Urban Blitz a quitté le groupe, Dave Vanian, de Damned, nous a brièvement rejoints, puis on a continué un temps en trio avant de finalement laisser tomber.

R&F : Et là, à vingt-sept ans, il vous a fallu imaginer comment rebondir...

Richard Strange : C’est ce que j’ai fait. L’important est que nous n’avons jamais été fâchés. Et puis, vous savez quoi ? Depuis peu, je tourne avec des musiciens japonais qui font partie d’une formation hommage à Doctors Of Madness. C’est dingue ! Eh bien je crois que nous sommes meilleurs que le groupe original ne l’a jamais été (rires).

Coffret 3-CD “Perfect Past — The Complete Doctors Of Madness” (Cherry Red)

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Doctors Of Madness au Gibus, 1978

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