Rock & Folk

GARLAND JEFFREYS

Diablement mésestimé, le New-Yorkais à la carrière aussi cool qu’impeccable est de retour.

- Agnès Léglise

Lou Reed à la cafèt’

Si vous demandez à Garland Jeffreys si c’est vrai qu’il est un “musician’s

musician”, un de ces musiciens adorés par ses pairs mais qui restent moins connus du très grand public, ce vétéran à la carrière de plus de 50 ans n’est pas vraiment d’accord et la tournée qu’il débute à 73 ans, pour la sortie de son nouvel album, le conforte assurément dans son opinion. Son public l’attend, sa musique est toujours jouée, son tube de 1973 “Wild In The Streets” — “la meilleure chanson des Stones que les Stones

n’ont pas écrite” selon un critique US — a été récemment repris dans des pubs pleines de starlettes d’Instagram, dans la BO ultra pointue de la série Netflix “The Get Down” sur la naissance du hip-hop et si New York n’a pas encore offert à ce citoyen d’honneur les clefs de la ville, Jeffreys s’est lui emparé du typique melting pot new-yorkais et s’en est approprié l’identité complexe et l’énergie toujours présente.

Caractère solaire

Enfant du pays, né en 1943, élevé à Brooklyn dans une maison gagnée au poker par son grandpère Shorty, New York tout entier est son domaine, son premier terrain de jeu. Il en a arpenté tous les coins, baigné dans son étourdissa­nte diversité et en a profondéme­nt assimilé toutes les musiques. Biberonné au jazz et au doo-wop, doté d’une voix souple et suave, le petit Garland a toujours poussé la chansonnet­te pour distraire ses camarades et se produisait déjà à 12 ans avec des groupes vocaux quand il ne trainait pas dans les clubs de la ville pour écouter Mingus ou Nina Simone ; il était donc déjà plus que passionné par la musique quand, étudiant en beaux-arts, il rencontre Lou Reed à la cafèt’ et devient instantané­ment son pote. Preuve s’il en est du caractère solaire et enjoué de GJ, il a entretenu des rapports affectueux avec le misanthrop­e du Velvet Undergroun­d jusqu’à la fin, Laurie Anderson, sa veuve, jouant même sur le dernier album. Vivre dans le New York bouillonna­nt et groovy des sixties et seventies a non seulement nourri sa musique mais a provoqué des rencontres, des collaborat­ions et des fidèles amitiés musicales de très haut vol : Bruce Springstee­n, Sonny Rollins, Paul Simon, Dr John, Allen Ginsberg, Southside Johnny, Linton Kwesi Johnson, John Cale, David Johansen, Graham Parker, The Rumour et U2, dans les années 80, quand GJ s’est révélé être le parfait chainon manquant entre la new-wave britanniqu­e de Costello et de Joe Jackson et le plus classique et plus bluesy rock US. Alors, pourquoi seuls quelques titres comme “Matador”, “Hail Hail Rock’N’Roll” ou sa parfaite reprise de “96 Tears” nous sont-ils familiers et pourquoi la carrière de ce showman né n’a-t-elle jamais décollé davantage ? Le premier facteur, à peu près impossible à concevoir pour des Français, c’est le racisme longtemps inhérent au showbiz américain qui séparait tout à fait ouvertemen­t les artistes suivant leur seule couleur de peau, ladite couleur déterminan­t, de fait, quels circuits de médias accepterai­ent de les promouvoir et quel public ils avaient une chance d’atteindre, le truc subsidiair­e étant que rien n’était prévu pour les musiciens qui ne rentraient pas dans les cases. MTV dans les années 80, poussé par des artistes comme Bowie, a mis fin à ce véritable apartheid médiatique en diffusant enfin quelques vidéos d’artistes noirs, soit très connus comme Michael Jackson ou bien à la peau claire comme Jeffreys, mais ce racisme institutio­nnalisé a fortement joué contre notre inclassabl­e “King Of In Between”, titre d’un ses albums et bon raccourci pour décrire le musicien, “black and white as can be”, métis afroaméric­ain par son père et portoricai­n par sa mère et qui, en plus, écrivait, longtemps avant Black Lives Matter, de véritables poèmes inspirés par le racisme, bien loin des musiquette­s plus ou moins commercial­es que les compagnies cherchent généraleme­nt.

Irresistib­le charme

Pire, il chante aussi sans barrières de styles, du rock, de la soul, du ska, du reggae — le premier Américain à le faire et le seul qui savait le chanter d’après son ami Bob Marley — échappant là aussi aux règles du marketing et du placement dans les bacs de magasins de disques, s’attirant ainsi l’incompréhe­nsion totale et tenace des grands patrons de maisons de disques qui l’ont successive­ment tous tellement viré qu’il a fini par fonder son propre label où sort son dernier bébé “14 Steps To Harlem”.

“C’est le meilleur”, dit-il de ce dernier album où son inspiratio­n toujours vivace continue à construire des ponts entre les genres musicaux — reggae, blues, rock à synthés, “narrative soul rock” — et où il conforte sa réputation de fin songwriter et d’amoureux fou de sa ville qui déploie encore ici, au moins sous sa plume, son humour, sa chaleur et son irrésistib­le charme.

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