ROGER WATERS
Bardé d’un nouvel opus intitulé “Is This The Life We Really Want ?”, l’ex-Pink Floyd, âgé de 73 ans, repart à la conquête des stades avec un spectacle aussi impressionnant que moralement discutable.
Un nouveau Roger Waters est toujours un événement mais jamais une bonne nouvelle. Ceux qui ont écouté “The Pros And Cons Of Hitch Hiking”, en 1984, puis “Radio K.A.O.S.”, publié trois ans plus tard, tout de vociférations, orchestrations pompières et solos de guitares saugrenus, savent de quoi l’ex-Pink Floyd est capable. Vingt cinq ans après un “Amused To Death” qui n’a pas plus fait date que les précédents, l’auteur-compositeur semble avoir eu envie d’un dernier tour de piste et livre “Is This The Life We Really Want ?”, un album de dix chansons, produit par Nigel Godrich. Ce dernier fut d’abord requis en 2015 pour mixer “The Wall — Live”, témoignage d’une tournée débutée en 2010 et qui s’est achevée en 2013 au Stade de France. A l’en croire, quand Waters a évoqué la possibilité de poursuivre cette collaboration, Godrich lui aurait déclaré qu’il trouvait ses albums inécoutables. Dès “When We Were Young”, prologue constitué de voix parlées sur un tic-tac d’horloge, sur le modèle du “Speak To Me” qui ouvre “The Dark Side Of The Moon”, le ton vintage est donné. Ce que ne démentent pas “Déjà Vu”, “The Last Refugee”, “Broken Bones” et “The Most Beautiful Girl In The World”, qui s’enchaînent, sur le mode folk, rappelant l’influence qu’ont eu Crosby, Stills, Nash & Young sur Pink Floyd, de “Cymbaline” en “Wish You Were Here”. L’économie de moyens et d’effets imposée par Godrich n’empêche hélas pas les habituels éclats de grandiloquence, mais nul doute que les fans les plus exaltés du chanteur goûteront, sans réserves, “Picture That”, cavalcade rock parsemée de volutes de synthétiseurs rétro, ainsi que “Smell The Roses”, protest song évoquant une synthèse de “Money”, “Time”, “Pigs” et “Another Brick In The Wall”. Si le bassiste, compositeur occasionnel, et parolier principal de Pink Floyd, entre 1973 et 1985, n’a pas la verve d’un Dylan, le sens de la concision d’un Lennon, l’insolence percutante de Jagger ou la puissance visionnaire d’un Bowie, on lui reconnaît un vrai talent de concepteur de spectacles — héritage, sans doute, de ses études d’architecture — et c’est avec enthousiasme que l’on rallie, le 21 mai, la Meadowlands Arena, dans le New Jersey où il a choisi de dévoiler à un millier d’amis, partenaires, fans et médias, sa nouvelle tournée intitulée “Us And Them”, qui doit débuter cinq jours plus tard à Kansas City (Missouri). Suite à ses derniers dérapages antisémites — il a affublé d’une étoile juive le cochon volant qui symbolise la violence du capitalisme dans ses spectacles, puis déclaré qu’il était victime du “lobby juif” sévissant au sein du show business — l’artiste s’est vu refuser le sponsoring d’American Express, mais cette perte sèche de 4 millions de dollars ne semble pas avoir affecté la superproduction de deux heures trente, entracte compris. Le spectacle s’ouvre et se ferme sur l’image d’une femme assise au bord d’une plage, et aligne ensuite nombre de films et effets scéniques connus. Après la plongée dans l’espace sur “Speak To Me/ Breathe”, vocalisé, comme la plupart des titres, par Jonathan Wilson, puis “One Of These Days” de “Meddle”, avec son riff joué à deux basses, “Time” déploie, comme de rigueur, ses horloges et ses autoroutes saturées. Roger Waters s’empare ensuite du micro et donne un premier tour politique au concert avec “Welcome To The Machine”, ses rats de synthèse à la Moebius, et son monstre de fer, comme le siècle dont Voltaire fit l’apologie, devenu ici allégorie d’un progrès technologique qui décapite littéralement l’humain. Succédant à cette élégie minimaliste de 1975, annonçant, de façon troublante, l’art alors en gestation d’un Robert Smith, les protest songs du nouvel album (“Déjà Vu”, “The Last Refugee” et son clip chorégraphique, puis “Picture That”) s’enchaînent, grotesques et sérieuses (“Si j’avais été Dieu, j’aurais fait un meilleur boulot”), au risque de
faire tomber la pression. “Wish You Were Here”, “The Happiest Days Of Our Lives” puis “Another Brick In The Wall” closent cette première partie sur une note conquérante, même si le choeur d’enfants en T-shirts imprimés du mot “Resist” et levant le poing à l’unisson, est d’une démagogie pesante : il y a belle lurette que la toute puissance des professeurs a été laminée par l’idéologie soixante-huitarde, la révolution communicationnelle, et le triomphe de la société de consommation ; et c’est, bien au contraire, l’éducation et la culture, seuls remparts contre la barbarie, qui sont aujourd’hui menacées. Durant l’entracte, ce premier bilan : force est d’admettre que le respect des arrangements originaux par le groupe fait mouche, de la partie de percussion de “Time” assurée ici par Joey Waronker, aux solos de synthétiseur de Jon Carin, ou de guitare, de Dave Kilminster, qui reproduit ceux de David Gilmour au vibrato près ; ce qui est d’autant plus justifié qu’ils jouent un rôle fonctionnel dans l’architecture et le développement thématique des compositions. Seule réserve, la performance trop sage des choristes Jess Wolfe et Holly Laessig sur “The Great Gig In The Sky”, faisant regretter la sauvagerie de Clare Torry qui, pour n’être pas plus noire qu’elles, rivalisait avec une Aretha Franklin dans l’art du hurlement gospel.
Agents du mal
Considérablement dégraissée par rapport au festival Desert Trip de Coachella — pas de “Shine On You Crazy Diamond”, “Mother”, “Run Like Hell” ou “Have A Cigar” — la deuxième partie charge sacrément la mule. Elle débute par l’érection en trompe-l’oeil, au beau milieu du public, de l’usine électrique de Battersea, qui figure sur la pochette d’ “Animals”, et par les 17 minutes de “Dogs”, prétexte à une déferlante d’images tissant des relations de causalité entre les désastres environnementaux, le racisme, la guerre, et le capitalisme — musiciens et choristes arborant des masques de porcs, sabrant le champagne et trinquant — tandis que Donald Trump, après les attaques frontales de Coachella, en reprend pour son grade : warholisé, grimé en femme, doté d’un micro-pénis, il est de tous les écrans pendant “Pigs” et “Money”, mais prête également son visage au cochon volant sur lequel est écrit “Piggy Bank Of War”, tandis que clignote un florilège de ses citations les plus grotesques ; l’affaire se concluant au bout de vingt minutes par un gigantesque “Fuck Trump”, affiché blanc sur noir. C’en est trop pour nos voisins de rang qui quittent la salle, sans doute choqués de voir un rocker millionnaire arraisonner la souffrance planétaire à des fins mercantiles, et dégrader un homme avant de le jeter en pâture à la vindicte populaire, dans la grande tradition fasciste du lynchage. Certes, le ver totalitaire était déjà dans le fruit poétique en 1977, quand Waters détournait de façon malhonnête le classique antisoviétique de George Orwell, la “Ferme Des Animaux”, en classant l’humanité en Porcs — les bourgeois — Chiens —l a classe moyenne dominant les plus faibles au profit des premiers — et Moutons dociles. Quarante ans plus tard, il ne semble pas guéri de son romantisme adolescent, de son angélisme naïf, ignorant délibérément la complexité des enjeux géopolitiques actuels et révélant, de fait, que son but n’est pas tant d’éclairer les mentalités que d’hypnotiser les foules, par une accumulation d’images et de slogans, de susciter l’adhésion, ce qui donne par instants la désagréable impression de participer à un grand rassemblement religieux ou nazi. Le chantage émotionnel ne s’arrête hélas pas là, Roger Waters exploitant la tragédie des migrants (“Us And Them”, “Smell The Roses”) avant “Brain Damage” puis “Eclipse”. En guise de rappel, une salve d’extraits parmi les plus apaisés de “The Wall”, dont “Vera”, “Bring The Boys Back Home”, et la toujours aussi belle “Comfortably Numb”, assortie d’une pluie de confettis pour le moins incongrue après ce à quoi l’on vient d’assister. En rentrant sur Manhattan, on mesure le chemin parcouru depuis le Palais des Sports de 1974. Par Roger Waters, qui a fini par s’imposer dans l’opinion comme le leader de son groupe défunt. Par la planète Terre qui, malgré la violence et l’injustice des hommes, demeure toujours ce que l’on connaît de mieux dans le système solaire. Et, enfin, par les chansons de Pink Floyd, tout du moins, celles qui datent d’avant la dangereuse esthétisation du politique opérée par Waters, et qui sont, le temps de cette revisitation, toujours aussi prenantes.
Album “Is This The Life We Really Want ?” (Columbia/ Sony Music)
C’en est trop pour nos voisins qui quittent la salle