PHOENIX
Trois ans durant, les Versaillais ont peaufiné un sixième album idéal pour la saison chaude. Rencontre avec les deux guitaristes d’un groupe qui a le sens du timing.
On vit une époque formidable. Les pêcheurs du Yang Tsé — fleuve hautement radioactif et mercuriel comme tous ceux d’Asie du Sud-Est — qui ne crèvent pas de faim, sont ceux qui en remontent des cadavres. Cool job. Sinon, c’est officiel : les rhinocéros auront disparu dans moins de dix ans. Pour faire bander des hommes. A part ça, grâce à Thomas Pesquet, des gens ont compris qu’il y avait de l’espace au-dessus de leur tête. Plus que dans la leur. Quel rapport avec Phoenix ? Aucun. Ou plutôt, plusieurs. Les Versaillais, ambassadeurs (avec Air et Daft Punk) d’une divine conception de la pop synthétique à la française et chantée en anglais, viennent de publier leur sixième album studio depuis 2000. Leur temps passe, aussi. Un disque enregistré en plein trouble, mais rafraîchissant comme un sorbet au citron fondant englouti en deux lampées, en bord de mer à Portofino. Oui, en Italie, mocassins aux pieds, alors que frémit le moteur de la 850 Spider. Rouge, de préférence. “Ti Amo” est un refuge. Laurent Branco Brancowitz et Christian Mazzalai — les deux guitaristes du groupe rencontrés à la Gaîté Lyrique (Paris), là où a été enregistré l’album — l’ont peut-être envisagé ainsi, mais sans le savoir au départ. Un truc pour oublier que le mur, en face, se rapproche de plus en plus vite. Que l’ignorance et l’intolérance, plus que jamais, sont les principaux vecteurs de la haine. La pop acidulée en guise d’ultime rempart ? On a le droit d’y croire. Certes, la musique de Phoenix est toujours belle, mais l’heure est vachement grave.
ROCK&FOLK : Bon, Phoenix, à quoi vous jouez ? Le monde est sombre, ça pète de partout, la glace fond, Trump est au pouvoir et vous sortez un disque léger comme l’air, limite insouciant. C’est la provocation ultime ?
Christian Mazzalai : Sincèrement, nous-mêmes, on s’est aperçu de ce décalage... En fait, on a enregistré l’album ici, juste en dessous. Il y a un studio et inconsciemment, c’est une musique lumineuse, légère, qui sortait de nous. Ça n’était absolument pas prémédité... Certains musiciens reflètent leur époque, nous, on a plutôt fait quelque chose en réaction.
Branco : Je vois ça comme une façon de faire obstacle au malheur ambiant. C’est vrai qu’on ne s’est pas posé la question en enregistrant le disque, même si on avait bien conscience de l’incongruité du truc. C’était même une question éthique : “Qu’est-ce qu’on est en train de foutre ?” Après avoir réfléchi deux minutes, on s’est dit que le plus important était de faire comme on le sentait.
R&F : En matière de production, ça c’est passé comment cette fois ? Vous avez géré seul, mais Philippe Zdar est tout de même venu vous voir... Christian Mazzalai : Il est venu à deux ou trois reprises, il est resté quelques heures à chaque fois...
R&F : En trois ans ? Ce n’est pas énorme... Christian Mazzalai : Non, effectivement, il n’a pas été envahissant (rires), mais il a beaucoup apporté, car il avait le recul nécessaire... En fait, il nous a redirigés et c’était hyper important. Branco : Il faut savoir que, de même qu’on ne réfléchit jamais longtemps à l’avance aux producteurs avec qui on va travailler, on ne planifie pas vraiment les choses. Et elles se font de manière instinctive. Christian Mazzalai : Au lendemain de nos concerts au Palais des Sports, début 2014, on a posé nos instruments dans ce studio et on a bossé à notre rythme. Ça a pris trois ans, mais on a travaillé tous les jours... Branco : Tous les jours ouvrés (rires).
R&F : Sans jamais tourner en rond ?
Branco : Disons qu’on aimerait bien être plus efficaces. Parfois, on a un peu l’impression de pédaler dans la semoule. Notamment la dernière année... En fait, on a un peu des problèmes de riches : c’est-à-dire qu’on a produit énormément de matière brute qu’il faut ensuite transformer en album cohérent. Pour être exact, on a plutôt un problème de sur-inspiration.
R&F : Ça vaut toujours mieux que le contraire... Branco : Oui, mais à la fois, c’est assez fatigant.
R&F : Vous avez songé à publier un double album ? Branco : Oui, mais là, pour le coup, on y serait encore ! Ce qui nous prend un temps fou, c’est ce qu’on appelle le travail de raffinage. Christian Mazzalai : Résultat, on a plein de chansons pour le futur, enfin plein de pistes... C’est la première fois que ça nous arrive. D’habitude, quand on termine un album, il ne nous reste rien. Là, il y a du stock.
Eloge du farniente
R&F : Bon, l’autre changement majeur, c’est que les guitares sont rares sur “Ti Amo”...
Christian Mazzalai : Exact, Branco n’en a pas joué une seule fois. Branco : J’ai préféré les claviers. Christian me disait parfois d’en prendre une, mais non, je ne voulais rien savoir. Je n’avais pas le bon ampli... En revanche, j’ai remarqué que depuis qu’on avait recommencé les répétitions, je n’avais non seulement rien perdu sur le plan guitaristique, mais je crois même que je joue mieux. J’incite donc les musiciens qui voudraient faire des progrès à arrêter de pratiquer leur instrument pendant quelque temps. Je fais l’éloge du farniente...
R&F : Le revival 80 qui touche notamment pas mal de jeunes groupes français, vous en pensez quoi ? Christian Mazzalai : Ah, il y avait des bons trucs à cette époque, ce qui a mal vieilli, c’est généralement les sons de batterie, la caisse claire en particulier. Branco : C’était la reverb, en fait...
R&F : La reverse gate...
Branco : Vous allez rire, mais sur “Ti Amo”, on s’en est pas mal servi. D’ailleurs, au niveau de la batterie, on a plutôt utilisé des samples. Dont deux qu’on assume totalement.
R&F : D’où viennent-ils ? Branco : Un de Fela Kuti et l’autre de Chris And Cosey.
R&F : Les deux ex-Throbbing Gristle ? Branco : Exactement. Mais samplé sur YouTube via une cassette VHS. Donc, autant vous dire que le son est délicieux (rires).
R&F : Bon, sinon, votre nouveau trip, apparemment, c’est l’Italie. Ça a un lien avec cette légèreté affichée et revendiquée ? Branco : Vraisemblablement...
R&F : Donc, Phoenix 2017, on récapitule : des Français qui chantent en anglais et sont désormais en mode transalpin ? Branco : C’est vrai que ça peut paraître compliqué... Ou à la fois très simple.
“Des problèmes de riches”
En fait, il n’y a rien à comprendre. Cet album est peut-être notre plus évident. Il s’offre tel qu’il est. C’est direct, il n’y a pas matière à contresens. On fait référence à une Italie fantasmée... Tout le monde a un petit rêve italien. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Par contre, quelle efficacité émotionnelle. Deux trois mots suffisent pour faire voyager l’auditeur. On a toujours aimé les phrases en italien que disait Lio dans “Week-end à Rome” de Daho. C’est une grande chanson. Pourquoi ? Parce qu’il n’y était encore jamais allé (rires).
Un peu taquin
R&F : Thomas, votre chanteur, n’est pas là, mais vous allez pouvoir répondre à sa place. Ne trouvez-vous pas qu’il s’est davantage lâché, cette fois, sur le plan vocal ?
Branco : Je suis d’accord, il y a un genre de libération qui a eu lieu. En fait, la voix du disque, au final, c’est celle qu’on avait, nous, lorsqu’on écrivait les morceaux. Et Thomas a chanté dans une sorte de micro de conférencier comme il y en a à l’ONU (rires). Aussi, on a enregistré la voix produite, c’est-à-dire qu’elle avait déjà une couleur particulière, qu’on a conservée. Christian Mazzalai : En vérité, il a chanté avec les effets et trouvé des idées mélodiques en entendant le son de sa voix comme ça, dans les enceintes. Je crois que Christophe bosse aussi comme ça. Il se met dans une sorte de bulle avec un son bien particulier et il crée dans ce contexte. Ça lui a donné une aisance, une certaine forme de liberté. Branco : On aime bien l’idée que la technique influe sur l’art. Ça c’est souvent vu dans l’histoire, même si nous, c’est à un petit niveau. R&F : On imagine que vous êtes sensibles aux accidents, ces
erreurs, en studio, dont on peut tirer de grandes choses. Branco : Elles sont responsables de notre créativité à 100 %.
R&F : Carrément ?
Christian Mazzalai : Oui, je confirme. En réalité, on a élaboré un système qui fait que dès qu’on entre en studio, tout est enregistré. Ça paraît vertigineux, mais ça nous a permis de conserver des choses qu’on n’aurait peut-être pas été capables de reproduire.
Branco : On a même appris à rationaliser, à préserver les accidents au maximum. L’esprit humain est très limité et ce qu’on arrive à imaginer avant un enregistrement est toujours plus restreint que ce que le hasard peut produire. Le hasard est le principal compositeur de Phoenix.
R&F : Lors de notre première rencontre, en 2000, vous insistiez sur le fait d’être un groupe et de toujours faire de la musique ensemble. Etes-vous dans le même état d’esprit ?
Branco : Je pense pouvoir affirmer que depuis trois ans, aucun d’entre nous n’a composé la moindre seconde de musique chez lui.
Christian Mazzalai : Pour être tout à fait honnête, on avait essayé, à l’époque du premier album, de ramener des trucs écrits chez nous, mais ça ne marchait pas. On créé ensemble, quand on est tous les quatre, point barre. Je suis certain que pas mal de groupes à l’ancienne travaillent encore comme ça, les Rolling Stones...
Branco : C’est vrai qu’on ne sait pas toujours comment bossent les musiciens qu’on aime. Bowie était un peu le champion de ça. Une sorte de compagnon, comme à l’époque des cathédrales. Il devait connaître des secrets de fabrication, c’est certain. Rien que ses grilles d’accords, “Quicksand”, des chansons comme ça, c’est totalement mystérieux.
R&F : Cette année, on célèbre le cinquantenaire d’albums séminaux de la pop, dont “Sgt. Pepper”, des Beatles et, d’un autre côté, la relève de ce genre musical, tel que le grand public le conçoit, ce sont des artistes comme Adèle, Justin Timberlake, Beyoncé. Ça vous inspire quoi ?
Branco : Rien. Je n’écoute pas ça. Je ne sais pas ce que c’est, je ne peux pas répondre à cette question. Les seuls musiciens qui m’intéressent sont ceux qui créent des bulles d’air, de liberté, dans la vase ambiante, dans le torrent de boue. Je ne sais pas toujours quel est leur style de musique et ils ne sont pas nombreux, mais c’est ça qui me plaît. Toujours est-il que là, tout de suite, je serais bien en peine de citer quelqu’un d’actuel...
Christian Mazzalai : Oh, tu exagères, il y a quand même des trucs bien... Branco : Vas-y, toi qui es plus positif...
Christian Mazzalai : Ben, il y a Mac DeMarco, Tame Impala, Dodi El Sherbini, qui fait de la pop synthé...
Branco : Ah oui, c’est vrai ! C’est un Français, un des seuls trucs que j’ai adorés ces dernières années. (Soudain inquiet) Euh, ce que j’ai dit avant, ça ne sonnait pas trop négatif ?
R&F : Pas du tout.
Branco : Ce que je voulais dire, c’est que les choses qu’on aime sonnent comme des odes à la liberté. C’est ce que Phoenix essaie de faire depuis le début, peut- être avec un esprit un peu taquin... On ne cherche pas à s’insérer, on a toujours été en marge. Ce que je remarque, c’est qu’on aime plutôt bien quand on voit des groupes qui nous ressemblent. Ça nous plaît plus qu’avant. On n’est pas contre un esprit un peu familial.