Gregg Allman 1947-2017
Après une vie faite d’embûches et de renaissances, le chanteur des Allman Brothers a rejoint son aîné Duane.
L’homme avait frôlé la faucheuse un tel nombre de fois qu’on avait fini par croire que la route, de fait, s’étirait à l’infini. L’annulation de tous ses concerts en 2017 sonnait comme un mauvais présage tant il avait rivé sa vie, ces dernières années, à la scène, vaille que vaille. Un cancer du foie a emporté le Midnight Rider le 27 mai, mais c’est une autre date qui se détache de sa biographie, frappante. 29 octobre 1971, le jour où la Harley de son frère aîné percuta un camion sur une route de Macon, en Géorgie. C’est cette date-là, en un sens, que Gregg Allman passa le reste de sa vie à tenter de digérer.
Tous
ceux qui découvrirent sa voix, puissante, charnelle, gorgée d’une mélancolie éperdue, sur le “At Fillmore East” des Allman Brothers (1971) partagèrent la même stupéfaction : comment un gamin blanc de 23 ans pouvait-il chanter le blues avec une telle ferveur ? Les faits n’expliquent pas tout, mais ils apportent un éclairage. Gregg a deux ans, Duane trois, lorsque leur père Willis est abattu par un auto-stoppeur. S’ensuivent plusieurs années d’académie militaire, dans le Tennessee. Le déménagement en Floride, à Daytona Beach, sera une libération de ce cauchemar originel. Face au vide de l’absence paternelle, les frangins s’affranchissent de toutes les conventions. Ils fraternisent avec les Noirs, découvrent le sens de leur vie en se frottant à leur musique : une revue soul avec Jackie Wilson, Patti LaBelle, un concert d’Otis Redding, en guise d’épiphanies. Bientôt, les Escorts, puis les Allman Joys et Hourglass, leurs différentes formations, déclament Ray Charles et BB King devant les audiences sidérées des bouges de Floride. Duane est extraverti, hyper confiant. Gregg réservé, sceptique quant à ses chances dans la musique. Sa voix, et son orgue Hammond, seront les éléments alchimiques fondamentaux d’un groupe confondant de maturité : swing du jazz, vocabulaire du blues, vigueur du rock, ferveur du gospel, dynamiques orchestrales. Ses chansons, surtout, fondent le répertoire, dès les deux premiers albums : “Dreams”, “Whippin’ Post”, “Midnight Rider”... Les 500 concerts en deux ans expliquent (en partie) le niveau stratosphérique auquel les Allman évoluent lorsqu’ils sont captés au Fillmore East de New York les 12 et 13 mars 1971. Le bonheur sera de courte durée. La mort de Duane, puis celle de Berry Oakley l’année suivante, le bassiste et lieutenant, seront, phénomène unique, suivies par deux pics créatifs : “Eat A Peach” (sur lequel Gregg enregistre sa composition que son frère préférait, “Melissa”), puis “Brothers And Sisters” (1973). Mal à l’aise avec les lumières, Gregg Allman rechigne à prendre le leadership du groupe qui porte son nom, l’abandonne au guitariste Dickey Betts, mais les relations au sein de la fraternité se distendent sérieusement. Allergique à tous les conflits, Gregg prend la poudre d’escampette le temps du magnifique “Laid Back”, sur lequel il révèle une facette plus folk et quelques joyaux. En ces mid-seventies, Gregg est une star. Il épouse Cher, s’affiche avec Jimmy Carter. Et, face au spleen abyssal, met en oeuvre sa philosophie de la résilience, exprimée sur “Ain’t Wastin’ Time No More” : “Just leave your mind alone and get high.”
La
renaissance des Allman Brothers à partir de 1989, leur consécration, leur reconnaissance tous azimuts seront un épilogue inespéré. Gregg Allman, qui aura écrit toutes ses chansons majeures avant l’âge de 26 ans, détestait le terme rock sudiste, qu’il jugeait comme un pléonasme. Il n’aimait guère davantage la country, mais vénérait Tim Buckley, Pharoah Sanders, Jackson Browne ou Bobby Blue Bland. Ses années d’excès l’avaient rattrapé : une greffe du foie, en 2010, dont il achève à peine la convalescence pour retourner sur la route. Avant que la maladie ne le cloue pour de bon dans sa demeure de Savannah, bordée d’arbres ancestraux, il avait enregistré un ultime album, “Southern Blood”, à paraître cet automne. Et trouvé le temps, en février, d’un septième mariage. Quatre mois après Butch Trucks, Gregg a donc rejoint l’orchestre céleste des Allman Brothers. BERTRAND BOUARD