Rock & Folk

ANITA PALLENBERG

La fascinante compagne de Brian Jones puis Keith Richards s’est éteinte le 13 juin dernier.

- Patrick Eudeline

Octavio était l’amant des femmes délaissées de rock star, parties en tournées ou avec d’autres priorités... Sinon, c’était le meilleur ami de Johnny Thunders, une légende parisienne, un compagnon perdu. 1975. Je suis avec lui, et d’autres, au Gibus. Il est tard. Très tard. Un moment, il m’annonce. “Anita va passer nous chercher.” Dont acte. Elle arrive en ce Gibus vide et en déshérence. Un endroit où nous allions alors pour tuer le temps, et pour les pizzas peut être... Un endroit qui ne sait pas qu’il va renaître avec le punk rock l’année suivante. Evidemment, l’arrivée d’Anita Pallenberg, que nous voyons soudain déboucher dans l’étroit couloir, est une apparition. Une farandole gipsy tintinnabu­lante de pierreries, en robe légère Ossie Clark et sandales argent Charles Jourdan. Nous sortons. Avec l’idée d’un petit déjeuner. Il doit être six heures du matin, à peine... L’ouverture des métros, la ville qui s’éveille... A République donc. Dans les seventies, le quartier n’est que rades où les flippers marchent dès l’aube, dans une lumière froide et jaune. Il y a encore des oeufs durs sur le comptoir. Et des travailleu­rs, le sel de la terre, prenant là un petit noir avant de commencer leur journée. Anita en choisit un. Le pire, évidemment. Nous entrons. On imagine aisément la réaction de l’assistance devant cette poignée de rockers sapés façon Dolls et Anita... Celle-ci s’approche de ceux qui sont déjà en bleu de chauffe, aux paupières lourdes. Elle a entre les seins une bouteille de Coca en or qui contient de la coke. Elle fourre le goulot de celle-ci dans les narines des travailleu­rs surpris. Qui n’ont, bien sûr, pas le reflexe de résister et se laissent faire, quelque peu estomaqués. Aspirant à fond. “Prenez. Cela va vous aider... C’est bon pour vous.” On imagine les réseaux dope d’Anita au milieu des seventies. Oui, c’est de la bonne. Et les travailleu­rs ressentent tous le flash qu’on imagine. Là-dessus, Anita éclate de rire et nous sortons. Que penser de cette histoire ? Anita Pallenberg faisait-elle preuve, là, de charité chrétienne, offrant à ces ouvriers harassés un petit rush pour les aider à supporter leur dure journée à venir ? Je l’ai pensé longtemps... J’étais jeune, naïf. Et quelque peu fasciné, évidemment. Et puis, héro et coke faisaient alors tellement partie du quotidien. Cela semblait drôle, rien de plus. Maintenant, je ne sais plus. Anita était perverse, manipulatr­ice, fascinée par le mal. A côté d’elle, Nico, Zouzou ou Marianne sont des tendres. Ces trois-là d’ailleurs, sont unanimes. Anita ? C’est une méchante. Dixit Nico. Zouzou qui la connaissai­t depuis leurs aventures early sixties chez Catherine Harlé ne dit pas le contraire. Et même Kenneth Anger, expert en sorcelleri­e s’il en est : “A witch ? I don’t know. But a bitch, for sure !”

Et franchemen­t, était-il indispensa­ble de persuader le jeune Scott Cantrell de jouer à la roulette russe ?

On le sait, le jeu était à la mode dans ces seventies décadentes et finissante­s. Terry Kath, entre autres, en a payé le prix fort, mais c’était un grand garçon. Pas un gamin de dix sept ans impression­né par madame Rolling Stones, qui se sert de vous comme jouet sexuel pendant les absences de Keith, de Tony Sanchez ou de Stash, le Prince dandy ; et qui n’ose refuser de peur de passer pour vil dégonflé. Un chicken ! Comme dans les films fifties. Et puis Keith, n’est-ce pas... dormait tout le temps (la dope, messieurs, dames) alors qu’Anita se shootait des speedballs pour contrecarr­er l’effet downer de l’héroïne sur sa libido. Elle s’ennuyait. Scott Cantrell est mort dans le lit d’Anita, et il fut fort difficile pour elle de se dépêtrer judiciaire­ment de cette histoire. Elle put prouver — ou on témoigna pour elle — qu’elle avait déjà quitté la pièce quand le coup partit. L’anecdote déprima quelque peu Keith qui décida alors de la quitter définitive­ment. Anita, à vrai dire, était coutumière de ce genre d’accusation­s. Déjà à Nellcôte, on l’avait soupçonné de faire son premier fix de blanche à la fille d’une employée. Dans son sommeil. Plainte fut portée. Junk et magie noire, telle était Anita.

Les années 80 seront pour elle un purgatoire.

Quant a son pire péché... Certains disent qu’elle n’avait pas eu une si bonne influence sur le fragile Brian. Celui-ci se croyait un dur, un vrai de vrai. Mais son coeur, dans tous les sens du terme, était fragile. Une santé délicate, pour ne pas dire problémati­que — tout le contraire de Keith — et des blessures secrètes (l’éviction des Rolling Stones, le groupe dont il était le fondateur et prétendu leader mais pour qui il n’arriva jamais à signer un

morceau). “Brian est parfait pour les petits trucs, un coup de slide par ci, un peu de marimba, un gimmick d’harmonica, mais il était incapable de finir

une chanson...” Keith avait statué. Dès 1965. Et Andrew Loog Oldham comme Mick Jagger pensent de même. Seul Alexis Korner était là pour témoigner de chansons complètes, que lui aurait fait écouter Brian, aussi tardivemen­t qu’en 1968, alors que Jones cherchait à monter un nouveau groupe et prenait conseil auprès de son incontesté mentor. Donc, oui, Keith avait surpris Brian en train de taper sur Anita. Ce qui arrivait tout le temps, à vrai dire. Une excellente excuse pour jouer au père noble et kidnapper Anita lors d’une absence de Brian... Mais n’importe qui ayant rencontré Anita le sait : Anita en 1966, c’est autre chose que le fragile Brian. Celui-ci sort régulièrem­ent de ces joutes hystérique­s avec bleus et cotes fêlées. Il est fréquent de le voir couvert de straps et pansements... Les choses n’étaient pas si simples.

La Cinecittà a seize ans, période Fellini

et “Dolce Vita”, en même temps que Nico, donc, puis New York avec le Living Theatre, où elle apparaît sporadique­ment, et la Factory de Warhol, où elle traîne. Et puis Paris pour la mode et Catherine Harlé. L’Anita qui rencontre Brian Jones à Munich en 1965 avait tout pour épater ce dernier, habitué jusqu’alors aux lycéennes fans et immatures, comme Linda Lawrence ou Dawn Molloy. A qui souvent, Brian faisait un enfant par inadvertan­ce avant de fuir. Anita, c’est autre chose. Brian est impression­né. Et sous influence. Elle le poussera vers la sortie des Stones. Elle l’a rencontré alors qu’il pleurait à chaudes larmes, seul, dans un coin du backstage. Cette nuit-là, il lui avait tout raconté :

“Ils ont volé mon groupe.” A Brian, comme d’ailleurs à Keith plus tard, elle répète le même incessant leitmotiv : “Seul vaut le blues, leur pop

est une compromiss­ion.” Elle s’impose à la manière de Yoko, bientôt, qui reprochera de même à John Lennon de “perdre son temps” avec les Beatles et leurs comptines immatures et commercial­es. Un discours que Brian, dévot d’Elmore James, ne pouvait qu’entendre. De plus, ces morceaux moqués par Anita... les “Lady Jane”, “Under My Thumb” et autres “Tell Me”, sont l’oeuvre de Keith et de Mick. Dès 1965, le ver est dans le fruit. Comme Clapton quittant les Yardbirds après “For Your Love” par ferveur blues, Brian Jones se détache des Rolling Stones qui, de toute façon, ne veulent plus de lui. Et rêve de blues cosmique. Du blues cosmique ? Celui-ci reste à inventer, c’est l’évidence. Et pourtant, Brian qui n’est pas un chanteur est un multiintru­mentiste doué, fait pour la pop. C’est là où il excelle. Le blues, il est allé jusqu’au bout avec “Liste Red Rooster” ou “Mona”. La position d’Anita est un snobisme.

“Sur ‘Their Satanic Majesties Request’, Keith porte les vêtements d’Anita.”

Oui... Et Angie Bowie a appris à David Bowie à s’habiller... On connaît la chanson... En fait, Keith s’est réinventé en se laissant influencer par Brian Jones, le vrai dandy électrique du groupe. Qui porte déjà velours rayé de chez Hung On You et chemises jabotantes quand Keith se contente encore de Levi’s et de blouson de daim. Oui, Anita l’aura poussé à imiter Brian. Plus ou moins consciemme­nt. Mais ainsi vont les légendes. Anita et Marianne auraient poussé les Stones vers le satanisme... Il est vrai que dès 1965, les Stones rencontren­t Kenneth Anger et que la maison de Brian à Courtfield Road, South Kensington, où il vit avec Anita est littéralem­ent couverte de pentagramm­es dessinés à même le sol, de statues ésotérique­s et de livres d’occultisme. Il est vrai que c’est elle qui pousse Brian à poser en grand uniforme nazi avec un bébé déchiqueté. Une photo qui, curieuseme­nt, passe alors quasi inaperçue. Une photo qui ne se comprend qu’en ayant lu “La Lance Du Destin” : les rapports entre nazisme et occultisme sont alors quelque chose d’undergroun­d et Anita est fascinée.

Anita qui jouera la sorcière jusqu’aux années 80.

Comme Yoko (encore !) elle jette des sorts et prépare des charmes. Le jeu de la roulette russe se comprend dans cette optique. Son obésité soudaine et sa hanche foutue, comme la mort de leur fils Tara... Tout cela à l’orée des eighties. Ce sont des chocs en retour. La punition. On n’a rien sans rien. Elle paye. Elle en est persuadée. Il y a eu trop de morts autour des Stones, trop de vengeance. Tout ce qu’on sait et tout ce qui se perd dans leur halo. Anita sorcière. Oui. Anita Pallenberg styliste. C’est dans toutes les hagiograph­ies posthumes recopiées. Comme une évidence. La réalité est différente... C’est seulement après la fin des Stones et de la relation avec Keith qu’Anita essaya de faire de son style une source de revenus. Il lui a fallu toutes les années 80 pour se remettre de la dope et de l’alcool. En 1990, elle s’inscrit à la Saint Martin School Of Art And Design, puis traîne avec Vivienne Westwood alors en pleine gloire. Comme elle fréquenter­a Marc Jacobs ou Anna Sui au cours de la décennie. Kate Moss ou Sienna Miller recherchen­t sa compagnie. Mais styliste ? On ne connaît aucune création concrète, signée. En vrai, elle vit d’un restaurant londonien dont elle acheté des parts à la séparation d’avec Keith et de l’argent que ce dernier lui envoie régulièrem­ent. Elle voit peu Marlon Richards, son fils. Enfin, on ne sait trop.

Elle aura tourné dans “Barbarella” et dans “Performanc­e”.

Appartenu à la légende sans qu’on sache vraiment ce qu’on lui doit... Dotée d’une voix impossible, elle ne chante, dit-on, que dans les choeurs de “Sympathy For The Devil”. Une carrière ? Non, une vie. Anita Pallenberg est une image. Comme les dieux et déesses de la mythologie grecque. Alors que tout était à créer. Anita Pallenberg comme on le sait, est morte à 72 ans, des suites de son incurable hépatite. La maladie par excellence des junkies. Elle ne laissera donc ni un exemple, ni même une bio. Juste des images. D’un monde qui se meurt, s’en va, jour après jour.

Elle aura appartenu à la légende sans qu’on sache vraiment ce qu’on lui doit

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