Rock & Folk

STORY STAX

Voici 60 ans, l’autre grand label de Memphis voyait le jour. Notre reporter est allé dans le Sud retracer cette grandiose histoire mélangeant rhythm’n’blues, soul, funk et émancipati­on noire.

- Thomas E. Florin

barrières, courir, crier, danser, coude cassé, jambes fléchies, buste droit, fièrement, magnifique­ment, offrant au monde des images proches et pourtant opposées à celles diffusées par les journaux sept ans auparavant. La séquence du “Funky Chicken”, la beauté de cette jeunesse afro-américaine, l’orgueil de ses coupes de cheveux, la provocatio­n des minijupes, minirobes, la puissance des mouvements de danse, montre un peuple qui plus jamais ne courbera l’échine. Tout cela lessive les coups de matraque, les mouvements de panique, les silhouette­s cassées à coups de canon à eaux, à coups de feu. Les corps debout, dansants, animés, remplacent les corps allongés, gisants sous un drap blanc taché de sang. La vie reprend ses droits, plus intensémen­t, au son de cette musique salvatrice créée par un des labels déterminan­t de l’histoire : Stax Records. “Est-ce que je peux vous demander un truc ?” 110 000 personnes, un cinquième de la population noire de Los Angeles, hurlent : “Yesss” Rufus Thomas, 55 ans en cette année 1972, a enregistré chez Sun et est l’un des premiers Noirs à avoir poussé la porte du label Stax avec sa fille Carla. Il écarte sa cape rose, dévoile son costume : veste et short roses, bottes blanches montant à mi-mollet. Voix de la communauté à Memphis via son émission de Radio sur WDIA, c’est dans cet habit que Rufus va laver les horribles souvenirs que les émeutes de Watts de 1965 ont laissés dans les mémoires. Ces émeutes que le festival Wattstax est venu commémorer. En invitant l’ensemble du public à quitter les gradins de l’immense Los Angeles Memorial Coliseum, Rufus provoque une explosion de joie, immortalis­ée dans le film consacré au festival. On y voit des centaines et centaines de personnes sauter les

Le GPS nous a perdus. Si vous possédez une carte de Memphis, placez un compas au croisement entre East McLemore Avenue et College Street. L’emplacemen­t de Stax. Tracez un périmètre d’un rayon équivalant à 3 kilomètres. Observez cette zone : elle a vu naître et grandir Aretha Franklin, Booker T Jones, Carla Thomas, J Blackfoot, Anita Ward, mais aussi Rosco Gordon, Johnny Ace, Memphis Minnie, Memphis Slim... Un quartier noir où se condense une partie de l’histoire de la Black Music. Fin mars 2017, notre chauffeur demande son chemin à un homme d’une soixantain­e d’années semblant faire le pied de grue devant une maison. Le soleil brille de ses 30 degrés, de jeunes types baladent des pitbulls, des bandes éclusent des canettes sur des trottoirs où les pipes à crack se brisent sous les semelles, un petit pavillon est littéralem­ent éventré par un arbre... L’homme nous dit de nous garer sur le bas-côté. Une arme à la ceinture, il indique le chemin de quelques gestes, puis part à la rencontre d’un gosse avec un bracelet électroniq­ue à la cheville : c’est un bondsman, chargé d’amener les prévenus en liberté conditionn­elle devant le juge. Sur le parking flambant neuf du Stax Museum, partagé entre les bâtiments du musée, de l’académie de musique et l’école financée par la fondation Stax, on descend de voiture au son du thème de “Shaft”. Le riff à la wahwah, celui qui griffait l’air au moment où le révérend Jesse Jackson, un homme ayant vu Martin Luther King tomber sous les balles de James Earl Ray, retirait le chapeau d’Isaac Hayes sur la scène du Wattstax. La foule s’est mise à hurler quand ce dernier levait les bras en signe de victoire, dévoilant, par ce geste, un corps uniquement couvert de chaînes en or. “Nos chaînes d’hier ont fait nos trésors d’aujourd’hui, semblaitil dire, et notre peau notre fierté.” Black Moses profère que désormais

“Black is beautiful”. Par Isaac Hayes, le label créé en 1957 par Jim Stewart et sa soeur Estelle Axton deviendra, 10 ans plus tard, une voix de poids pour les revendicat­ions politiques des Noirs d’Amérique. C’est en hommage à cet esprit, qu’aujourd’hui, le musée Stax et sa fondation permettent le financemen­t de cette école pour les enfants du quartier et les 650 étudiants de l’académie de musique. Pourtant, ce tournant, pris par Stax entre 1967 et 1968, n’était que le résultat d’une série d’accidents tous plus tragiques les uns que les autres.

Les sixties viennent de naître et Stax y entre en force

A son commenceme­nt, quand Stax s’appelait encore Satellite, Jim Stewart n’a même pas dans l’idée d’enregistre­r un jour cette race music, euphémisme désignant la musique noire. Il prête bien une oreille à Ray Charles et aux premiers disques de John Lee Hooker, mais son temps libre d’employé de banque semble entièremen­t consacré à la production de disques country, s’aventurant parfois vers le rock, le plus souvent vers la pop. Deux personnali­tés viendront lui montrer ce qui se passe de l’autre côté de la voie ferrée : Chips Moman, futur patron du American Recording Studio, responsabl­e 10 ans plus tard du succès des Box Tops et de l’album du come-back d’Elvis : “From Elvis In Memphis”. Surtout, Jim profitera des connexions de son neveu, Packy Axton, un gosse à la mode des délinquant­s juvéniles de l’époque, branché comme pas deux, cachetonna­nt dans les clubs de la ville avec son groupe, les Royal Spades, où officient Steve Cropper et Donald Dunn, deux piliers des MG’s. Ces gamins de Memphis, en passe de devenir les MarKeys, travaillen­t un show rhythm’n’blues qu’ils trimbalero­nt jusqu’à Graceland, où le jeune Steve Cropper essaya d’empêcher le King de se fracasser la main lors d’une démonstrat­ion de karaté. Une génération née dans des milieux plus que modestes, profitant du formidable dynamisme de ce début des Trente Glorieuses. Mais l’acte de naissance de Stax sera bel et bien cette visite du parrain de la scène, Rufus Thomas, l’homme ayant vu débarquer BB King et Sam Phillips en ville, qui viendra avec sa fille de 15 ans, Carla, enregistre­r le single “Cause I Love You”. Le petit hit local tombera entre les mains de Jerry Wrexler, ancien journalist­e du Billboard et associé chez Atlantic, qui signera un contrat de distributi­on avec le label de Memphis. Ensemble, ils tiendront leur premier véritable succès : le tire-larme “Gee Whiz” de Carla Thomas. Stax s’installe dans un ancien cinéma, à son adresse dite historique, dans le quartier Sud de Memphis. Ils partagent la salle entre un studio et un magasin de disques tenu par Packy. Les suspects habituels y trainent leurs boots et finissent par enregistre­r “Last Night” sous le nom de Mar-Keys. Les sixties viennent de naître et Stax y entre en force.

Destinée mondiale

Aux USA, pays de la télévision, chaque visite de musée débute par un film exposant les données du problème. Le Stax Museum ne déroge pas à la règle. Sauf qu’au lieu de l’auto célébratio­n que revêt souvent l’exercice,

Stax fait la part belle à la grande histoire. Portant le glorieux gospel d’Odetta et Sister Rosetta Tharpe en Cinemascop­e, payant son dû à la Motown et au Delta blues, donnant la parole à des artistes n’ayant jamais travaillé avec le label, la fondation Stax tire les choses au clair : ce qui a forgé son son, c’est l’émergence du style de Detroit réinterpré­té par les manières brutales des musiciens du Sud. Car il y a quelque chose d’Andre Williams dans les instrument­aux des Mar-Keys, des accents de Fred McDowell dans les syncopes des Triumphs, de la romance des Supremes dans les morceaux en 6/8, la signature rythmique de la Southern Soul de William Bell. L’aboutissem­ent de l’esthétique Stax première période réside, bien entendu, dans le “Green Onions” de Booker T & The MG’s. Après la sortie du single en 1962, le label allait prendre pour cinq ans de Telecaster acérée et d’orgue nonchalant. Bien sûr, le film d’introducti­on du musée montre tout cela : les trouvaille­s des débuts et le paroxysme de cette formule dans la personne d’Otis Redding. Otis ou l’ascension d’un label provincial montant vers une destinée mondiale. Otis, pétri de gospel, qui sera le seul à faire choir Elvis du classement des meilleurs chanteurs au monde. Otis, la figure classique de Stax, l’artiste top of mind de quiconque aura rencontré dans sa vie les quatre lettres magiques. Il dirigeait les séances torse nu, improvisai­t ses textes, réalisa “Otis Blue” en 36 heures... La première fois qu’Isaac Hayes entra chez Stax, ce fut pour remplacer le jeune Booker T sur l’une des sessions d’Otis. Mais si Otis faisait équipe avec les MG’s, et particuliè­rement Cropper, pour composer, Isaac allait créer un contre-pouvoir en formant un duo de songwriter­s avec son ancien concurrent des amateurs nights de Rufus Thomas : David Porter. Les deux compères héritèrent d’un duo amené par Jerry Wexler chez Stax, les impétueux Sam & Dave. Ces deux-là quand ils ouvraient pour Otis, le poussaient à bout de force. Et c’est dans la collaborat­ion du duo de chanteurs et celui de songwriter­s que germa la réinventio­n de Stax. 1967, Detroit s’enflamme sous les cocktails Molotov. Isaac Hayes regarde les images à la télévision quand un journalist­e annonce : “Les émeutiers

épargnent tous les bâtiments arborant le mot soul sur leurs murs.” Le futur Black Moses lit entre les briques : comme une réminiscen­ce de l’épisode de l’Exode où les maisons juives marquées du sang des agneaux sont épargnées du courroux de Dieu, le mot soul protège la communauté. Mieux : il sonne le ralliement. Le lendemain, Isaac Hayes arrive avec un nouveau morceau pour Sam & Dave : “Soul Man”. “J’ai été élevé dans une ruelle, j’ai appris à aimer avant de pouvoir manger”, dit un couplet. Acte occulte : Steve Cropper joue l’introducti­on de slide avec un briquet Zippo. Mais les ravages chez Stax n’allaient pas venir du feu : ils advinrent par trois événements. Le premier : la mort d’Otis Redding et d’une partie des Bar-Kays dans l’accident de leur avion le 10 décembre 1967. Le deuxième : l’assassinat de Martin Luther King le 4 avril 1968 au balcon du Lorren Motel où l’équipe Stax avait pour habitude d’aller se baigner. Le troisième : la découverte, suite à la renégociat­ion des contrats avec un Atlantic fraîchemen­t racheté par Warner, que son back catalogue ne lui appartenai­t plus. Ces trois événements signaient l’obligation pour le label de se réinventer entièremen­t, entamant au forceps une nouvelle période où le pouvoir allait passer de Jim Stewart à Al Bell, premier cadre noir de Stax arrivé en 1965, et l’abandon progressif de la soul music pour le funk naissant. 1968, année érotique pour Stax.

Les concerts de trois heures

Signe de la révolution : le logo change. Du tas de disques impersonne­ls de la première période, l’on passe à cette main qui claque des doigts. Symbolique­ment, on passe des Mar-Keys de “Last Night” au Bar-Kays de “Soul Finger”, du R&B nonchalant au funk méchant, des romances sucrées à la sexualité, de la naïveté aux revendicat­ions scandées à la manière des prêcheurs baptistes. Le mouvement des droits civiques non violents laisse place aux Black Panthers, les sit-in où l’on essuie les coups aux défilés en armes. L’Amérique noire se réincarne en panthère montrant les crocs et Stax affûte ses griffes. Même ce bon

vieux Albert King durcit le ton avec un “Born Under A Bad Side” où sa guitare n’a jamais sonné aussi vicieuse. Mais avec la disparitio­n d’Otis, célébré dans le quasi-rock “Big Bird” de Eddie Floyd, et la confiscati­on par Atlantic de Sam & Dave et de ses enregistre­ments passés, le label a perdu sa locomotive. Elle va s’en découvrir une autre en la personne d’Isaac Hayes qui, en 1969, enregistre “Hot Buttered Soul” en catimini dans les studios Ardent. Sans cet album de seulement deux morceaux par face, pas de “What’s Going On” de Marvin Gaye, pas de Funkadelic, pas de Michael Jackson, pas de Barry White ni même de Kanye West. Avec ce disque, Isaac Hayes met fin au règne des chanteurs pour inaugurer celui des artistes/ producteur­s. Les sons moites et caverneux, les guitares fuzz, les cascades de cordes et le delay sirupeux montrent une soul music sous influence de psychédéli­sme pop. Ce n’est pas par hasard que Terry Manning est l’ingénieur de cet album, lui qui, avec John Fry, façonnera le son de Big Star. A partir de ce disque, Isaac Hayes deviendra la plus grosse star du label. Ce raz-de-marée impulsera un tournant dans l’histoire de la musique noire : son crâne rasé, ses chaînes en or, ses lunettes noires, son corps bodybuildé avec l’aide de son coach Arnold Schwarzene­gger, les concerts de trois heures avec orchestre symphoniqu­e... Les futurs artistes pop noirs allaient en prendre pour leur grade pendant 30 ans, ne cessant, depuis, de le mimer, le sampler, que cela soit dans le funk, R&B moderne ou le hip-hop. Sauf qu’Isaac n’était pas qu’un musicien de génie : il était, avec Al Bell, l’homme le plus politisé de Stax, celui qui devait diner avec Luther King le jour de son assassinat. Entre bling-bling et contestati­on, Stax devient la maison du porteparol­e d’une génération. Résultat, la vieille garde du label se terre, les MG’s se séparent, Steve Cropper se retrouve au chômage technique. Le label s’assombrit : Al Bell fait appel à un service de sécurité à moitié composé de voyous, les armes à feu entrent dans les locaux à mesure que le quartier se délite. La conscience s’accroît à la même vitesse que la décadence. En moins de 10 ans, le label coule à cause de prêts frauduleux. En 1989, le studio original est détruit. Stax était voué à rester dans les limbes de l’histoire. Jusqu’à l’aube des années 2000.

L’ampli de Steve Cropper

Une ado gothique, à t-shirt Green Day, fait face à la minirobe en strass et aux escarpins Laura de Tina Turner. Des gamins dansent le funky

chicken, un casque sur les oreilles, pendant que leur grand-mère commente, avec sa fille, les images du Wattstax. Une famille entièremen­t relookée Sun Studio regarde des rediffusio­ns des line-dance de l’émission Soul Train. Ce qui marque au musée Stax, c’est que contrairem­ent à l’ensemble des attraction­s touristiqu­es de Memphis, chaque tranche d’âge, sexe et couleur de peau y est présente. Aussi, en mêlant l’histoire de l’Amérique noire à celle de la soul music, la fondation Stax réussit son pari et devient un lieu d’échange : les plus âgés se remémorent l’époque et ses enjeux devant des plus jeunes qui comparent avec leur quotidien. Se retrouver face à l’ampli Fender Princeton de Cropper (tone à 10, volume à 12 !), devant la basse à tête brisée de “Soul Finger”, l’ensemble des LP Stax originaux, a évidemment quelque chose de poignant. La puissance joyeuse de cette musique inspire et rappelle en quoi l’art doit faire plus que converser avec son époque : elle a le pouvoir de la modifier. Aujourd’hui, Stax, comme fondation, aide, par le biais de son école et de son académie à donner des perspectiv­es à la jeunesse de ce quartier en décrépitud­e. Ce qui a été créé spontanéme­nt revit par la volonté d’hommes et de femmes, donateurs anonymes, ayant bénéficié d’un meilleur contexte économique. Voici qui compose, à ce jour, le plus bel exemple de perpétuati­on de l’esprit de cette culture. Celui d’un contrepouv­oir insufflé par la volonté d’individus, de la capacité de faire naître l’espoir par l’émerveille­ment de la musique. Stax, aujourd’hui comme hier, est un îlot de fierté au milieu d’un océan de souffrance.

Les armes à feu entrent dans les locaux à mesure que le quartier se délite

 ??  ??
 ??  ?? Sam & Dave
Sam & Dave
 ??  ?? Booker T & The MG’s
Booker T & The MG’s
 ??  ??
 ??  ?? Isaac Hayes
Isaac Hayes
 ??  ?? The Staple Singers
The Staple Singers

Newspapers in French

Newspapers from France