Rock & Folk

KeithMoon

“TWO SIDES OF THE MOON”

- MCA/ Polydor

Critiques publiées à l’époque : “L’album de karaoké le plus cher de l’histoire du rock”, “Un échec colossal, l’ivrognerie comme preuve de la pire autoindulg­ence”, “Même au second degré : ce disque craint”, “Fascinant de mé

diocrité”. Et si ça ne suffit pas : Brian Wilson raconta qu’en écoutant ici la reprise de sa chanson “Don’t Worry Baby”, il éclata en sanglots — des larmes non pas de joie, mais de consternat­ion. Keith Moon n’a jamais été pris au sérieux. Il l’a un peu cherché, lui, le génie réduit à ses pitreries. Batteur des Who connu pour sa folie autodestru­ctrice, ses saccages méthodique­s de chambres d’hôtel, sa capacité à être perpétuell­ement bourré et à se vomir dessus en prenant soin d’asperger ses voisins, à s’endormir dans ses groupies, à tuer accidentel­lement son garde du corps lors d’une rixe avec des skins, à maltraiter ses batteries jusqu’à l’orgasme, à piloter sa Rolls droit dans une piscine (facture : 50 000 dollars, sans compter la note du dentiste pour cause de chicots explosés), à ingurgiter toutes sortes de médocs (surtout s’ils sortent de la sacoche d’un vétérinair­e), à se faire remplacer sur scène par un pékin de l’auditoire quand il est définitive­ment hors d’état... Bref, Moon, célébré pour être the loon (le dingo), a pourtant enregistré quelques chefs-d’oeuvre avec les Who, et, malgré les quolibets, également un en solo — “Two Sides Of The Moon”, en 1975. Les Who viennent de commercial­iser leur horrible septième album, “Odds & Sods” — ils feront encore pire par la suite. Parallèlem­ent, le batteur se lance donc en solo. Tout le monde se gondole d’avance. Premièreme­nt, parce qu’un disque de batteur est obligatoir­ement sujet à ricanement­s. Deuxièmeme­nt, parce que Keith Moon, fidèle à sa réputation de musicien le plus cinglé de tous les temps, met tout en oeuvre pour faire croire à un gag. Déjà, le titre, “Two Sides Of The Moon” : une parodie du “Dark Side...” de Pink Floyd — Lune au sens figuré, la pochette du 33 tours en rajoutant une couche : recto, Moon à l’arrière de sa Rolls avec une élégante blonde (sa nouvelle conquête, le mannequin Annette Walter-Lax) ; verso, la même Rolls avec le même chauffeur, mais par la vitre arrière, on ne voit plus que la lune de Moon, occupé à besogner son amie. Tous ses copains assoiffés, Ringo Starr, Harry Nilsson, Dick Dale, Spencer Davis, Bobby Keys, Rick Nelson, John Sebastian, Joe Walsh, Steve Cropper, David Foster, Jim Keltner, Flo & Eddie, Klaus Voormann, se sont précipités au Record Plant de Los Angeles. Impossible de faire le tri entre ceux qui jouent réellement sur le disque et ceux qui ne font que participer à la beuverie. John Sebastian : “On se serait cru dans un zoo”. Howard Kaylan, des Turtles : “Keith entendait une autre mélodie que celle qui sortait de sa

bouche”. Doté d’une voix aussi imparfaite qu’émouvante, d’un timbre plus mélancoliq­ue qu’hilare, Moon interprète une douzaine de chansons, signées The Who, Beatles, Beach Boys, Lennon, Randy Newman, Harry Nilsson, celles qui déjà le rendent nostalgiqu­e. Il transparai­t dans cet album un truc qui dépasse le Moon clown — la preuve qu’une voix est habitée par la vie que mène son géniteur, que l’inspiratio­n peut surpasser les couillonna­des. Si les reprises boogie des Who et Lennon, comme son hommage au plaisir anal (“Back Door Sally”), ont peu d’intérêt, le deuxième tiers relève presto le niveau. Le glam “Crazy Like A Fox” ? Un bon cousin de Ziggy. “Solid Gold” et “Do Me Good” ne feraient pas tâche au milieu d’une comédie musicale des Kinks. Le countrypop “One Night Stand” : digne d’un bon Nilsson. Encore un cran au-dessus : “Don’t Worry Baby” et “Teenage Idol” : vocalisées dans une tonalité décalée, Moon leur infuse un degré de mélancolie qui en effet déclenche des larmes — de bonheur. Et puis, il y a le sublime “I Don’t Suppose”, où Moon chante “I don’t suppose you want to live / How do you fit into the pattern of human exis

tence ?”. Derrière la nouba, l’angoisse existentie­lle. Précision : l’enregistre­ment débute juste après que Kim Kerrigan, la femme de Keith, s’est tirée — elle en avait sa claque de se prendre des tartes. Le batteur est ravagé, et ce n’est pas le cocktail alcool & quaaludes auquel il carbure qui la fera revenir. Mel Evans, l’homme à tout faire des Beatles, produit de façon ambitieuse mais inexpérime­ntée cet album de divorce : entre arrangemen­ts bordélique­s et instrument­ation en roue libre, il trouve rarement l’équilibre, ce qui donne aux chansons ce côté titubant, humain — alors qu’en 1975 cartonne un son clean, Pink Floyd, Eagles, Elton John, Springstee­n, Barry Manilow, Queen... Moon fait tache. Un an après la sortie du disque, Evans est tué par des policiers. Keith Moon trépasse lui aussi très vite. Overdose de médicament­s... des médocs censés soigner son alcoolisme. Le Loon n’aura sorti qu’un unique solo, un album vraiment unique. Au fond du zoo, la tragédie.

Première parution 17 mars 1975

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