Rock & Folk

CLIFTON CHENIER

1925(Louisiane)-1987 (Louisiane)

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Jusqu’où montera ce petit plouc français d’Opelousas qui patauge dans les rizières, coupe la canne et respire les vapeurs de la Texaco ? Nul Américain, fût-il sudiste, ne se risque dans cette surboum de maringouin­s. Opelousas, spice capital of the world, n’est qu’une colonie de papistes où “l’écrevisse a une âme”. Alors que les catholique­s du bayou penchent pour le 10-boutons diatonique, Cliff malaxe cet orgue de poitrine chromatiqu­e que des prêcheurs baptistes ont introduit dans les mangroves de l’Atchafalay­a, explique Todd Mouton, spécialist­e du musette tropical. C’est néanmoins de ce sac, qui permet de jouer les basses du boogie-woogie et allonge le registre des blue notes, que s’exprimera le zydeco, folklore cajun américanis­é, reprofilé par le R&B de Louis Jordan et la pop de Fats Domino, déployé dans toutes ses nuances, blues, rock’n’roll, funk ou ska. Si la France peut légitimeme­nt se cramponner à la pop américaine, c’est bien à travers ce “black Cajun Frenchman”. Son répertoire internatio­nal charrie de nombreux titres en français : “Cher Catin” (qui ne signifie pas catin), “Lâche Pas La Patate”, et quelques standards créolisés : “Moi Un Cochon Pour Toi” (“I’m A Hog For You”), “Tu Peux Cogner” (“Keep A-Knockin’ ”). Cliff, son frère Cleveland au rubboard, Robert St. Julien à la batterie, oncle Morris à la basse, commencent en 1954 dans les locaux de la KAOK, pour Elko, petit label de Lake Charles. Le jump instrument­al “Louisiana Stomp” combine le swing des deux percussion­nistes, le boogie de la basse et le blues de la squeeze box. Face B : “Cliston Blues”, ce serait Charles Brown embourbé dans un marécage. Sur le macaron du disque on lit : “Cliston Chanier, king of the South”. Déjà trop grand pour Elko, Clifton passe sur la côte Ouest. Imperial a juste le temps de remanier les faces Elko pour son arrière-boutique Post, que Cliff caracole chez Speciality, enregistre pour Chess/ Argo depuis la Nouvelle-Orléans, dans le cagibi de Cosimo Matessa, et s’en va trouver JD Miller à Crowley qui le grave sur Zynn. On est en 1960, Cliff monte dans un ascenseur qui ne descendra plus. Les producteur­s ont misé sur les jumps instrument­aux, “Opelousas Hop”, “The Big Wheel”, mais ce sont deux chansons qui secouent la région : “Ay Tete Fee” ( Eh, petite fille) et “Everybody Calls Me Crazy” (“Tout quelqu’un ‘pelle moi fou, mais mon nom c’est Clifton Chenier”). Pas plus à Los Angeles qu’à la Nouvelle-Orléans on n’avait vu un bluesman jouer du R&B à l’accordéon, avec un orchestre de jazz cajun. Partout où il pose le pied, les estrades tombent en sciure. On dit qu’il n’a jamais donné un mauvais concert de sa vie. Packagés à travers les États-Unis avec d’autres grêlons du hitparade, Cliff et Etta James ont une brève liaison qui leur vaut tout un tas d’histoires sur la route : Etta est très claire de peau, et la police croit voir un Noir roucouler avec une Blanche. Une cour de fêtards le suit maintenant en Louisiane, des Blancs qui ne numérotent pas leurs talbins, aussi Cliff et son groupe sont-ils admis dans ces clubs où Jim Crow préfèrerai­t qu’il ne se produise pas. L’affiche n’enchante pas les habitués de couleur blanche, mais Cliff s’adapte et leur sert du cajun plutôt que du R&B. Il tire le meilleur parti de ses paradoxes : un original, ni français ni américain, un répertoire ni noir ni blanc. Quand Cliff passe chez Arhoolie, le zydeco sort du marécage pour de bon et hisse le pavillon américain pour la première fois. Entre 1965 et 1976, le label de Houston lui fait enregistre­r huit grands albums, en particulie­r “Bon Ton Roulet” et “Bogalusa Boogie”. Chris Strachwitz, le patron d’Arhoolie, le case dans les grands festivals, Berkeley, New Orleans Jazz & Heritage, Montreux, Austin City Limits. En 1969, Cliff arrive en Europe avec l’AFBF. Il est ébahi par le nombre d’accordéoni­stes qui font tourner les valses ici, surtout en France. Malin, il enregistre une série de standards créolisés pour un album destiné au marché européen : “Clifton’s Cajun Blues” (Prophesy). Cliff reviendra à Paris en 1977 et mettra “la Palace” en transe, plusieurs soirées d’affilée, avec son Red Hot Louisiana Band. Parallèlem­ent à Arhoolie, il continue de jouer au bonneteau avec les labels : Crazy Cajun, Jin, Blue Star, Free Bird, Maison de Soul, CNP Crescendo, Sonet... Plus rien ne l’arrête... sauf les dialyses et l’insuline. Le Red Hot déroule une chaîne de virtuoses dont les maillons les plus fidèles sont Cleveland Chenier, St. Julien, Jumpin’ Morris, le pianiste Elmore Nixon, le saxo John Hart et le guitariste Lil’ Buck Sinegal. Unanimes, ces sidemen décrivent leur leader comme un homme jovial qui charme la faune, un génie instinctif du volume, infoutu de leur indiquer une tonalité, mais levant une cathédrale de deux coups de soufflet. Sinegal : “Cliff, c’était James Brown. Ici, à Lafayette, les gens ne se seraient pas dérangés pour aller écouter James Brown, mec. Ici, c’était Clifton Chenier et personne d’autre.”

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