Rock & Folk

FRANCE GALL

Hommage à cette sous-estimée chanteuse parisienne et à ses merveilleu­ses scies sixties.

- PAR PATRICK EUDELINE

C’était une modeste compilatio­n Impact. A petit prix. Achetée au Bon Marché. Dans la même série, j’avais France, Gainsbourg, Johnny et Eddy Mitchell. Et ces disques de rien, ces best of, m’ont hanté. Les deux premiers surtout bien évidemment. Sur mon tourne disques mono avec centreur Tournidol (une Petula Clark méconnaiss­able), puis sur ma platine stéréo BSR à 300 francs achetée à Réaumur-Sébastopol et repérée dans les pubs de Rock&Folk.

A l’époque où les disques vous brisaient le coeur et vous faisaient découvrir un monde.

J’ai perdu (cambriolag­e) ma première collection de disques, au moment où le punk n’était qu’un mot dans les papiers de Yves Adrien. Un signe ? Je ne sais, mais ces albums sont pour moi ceux de l’innocence et de l’éducation. Ils sont ma vie. France Gall alors... Et puis à seize ans, en 1970, on rêve forcément de jeune fille blonde en hautes chaussette­s Burlington et mocassins Alexander. Le portrait de France. La fiancée idéale. Alors après, bien sûr... De toute la discograph­ie de Michel Berger, je n’ai sauvé qu’une dizaine de titres et France Gall n’existait plus pour moi. Du moment même où elle l’a rencontré. J’ai su, plus tard, qu’elle faisait tout pour occulter ses sixties et avait même déclaré que sa vie avait commencé en 1973. A France, il sera tout pardonné... Oui, même “Babacar”. Pour les mots éternels de “Baby Pop”, ainsi incarnés. Pour une couverture de Mademoisel­le Age Tendre en bérêt Bonnie And Clyde. Pour tout. France Gall est une vraie chanteuse. A la mine de rien. Toujours juste et en place. Capable de swinguer jazz et de tout chanter. Normal. Isabelle Gall est née coiffée dans une famille de musiciens. Entre un grand père qui a fondé Les Petits Chanteurs à la Croix de Bois et un père, Robert Gall, ancien chanteur et compositeu­r de renom (Piaf, Magali Noël, Félix Marten, Marie Laforêt et, surtout, “La Mamma” pour Aznavour), entourée de deux frères jumeaux Patrice et Philippe du quasi même âge qu’elle, eux aussi musiciens. Gamine, son père lui fait manquer l’école pour les matinées de l’Olympia et les coulisses d’un peu partout. Elle voit tout en ces fifties glorieuses. Bécaud, Piaf, Duke Ellington... Dès l’âge de cinq ans, elle est au piano, puis à la guitare. Avec les jumeaux, ils jouent l’été sur les plages de Barcelone et Pampelune. Isabelle, pour tout le monde est Babou. A Pâques 1963, pendant les vacances, son père lui fait enregistre­r une démo. Du Paul Anka, du Marie Laforêt, “Ne Boude Pas” (du Dave Brubeck, donc, revu par Richard Anthony), “Il A Le Truc” des Gam’s... Elle a quinze ans, quasi seize. Et est encore brune. Robert Gall fait entendre les démos à l’éditeur Denis Bourgeois qui monte une audition au théâtre des Champs-Elysées.

Hasard cosmique, le répertoire contient du Claude François, un “What I’d Say” façon passage obligé, du Gainsbourg (quel morceau ? On ne sait trop) et... du Michel Berger. Son hit du moment : “Amour Et Soda”. A vrai dire Berger et Gainsbourg sont dans l’écurie Bourgeois. Ce dernier travaille aussi avec l’arrangeur définitif, Alain Goraguer, l’âme damnée de Boris Vian et Serge Gainsbourg. Pour ne pas confondre avec Isabelle Aubret, alors à son top, Denis Bourgeois impose un autre prénom. Ce sera France. A cause du rugby. Oui. Elle devra s’y faire. Le jour de ses seize ans sort “Ne Sois Pas Si Bête”, adaptation de “Stand A Little Closer” des Laurie Sisters, doublé du jazzy (à cinq temps ! comme le “Ne Boude Pas” de ses auditions) “Pense A Moi” : pour une première et dernière fois, elle en écrit les paroles. “Ne Sois Pas Si Bête” ne dépasse pas la 44ème place du hit-parade... Juste derrière “Tu N’y Crois Pas” de Michel Berger. Les fées, Dieu ou le diable, quelqu’un décidément est taquin dans cette histoire. Gainsbourg, désabusé, rêve d’écrire pour les idoles. Dick Rivers, parmi tant d’autres, a refusé... Il supplie Bourgeois de lui laisser une chance. Ce sera bien sûr le magnifique “N’Ecoute Pas Les Idoles”. Bingo, champagne et numéro un de Salut Les Copains. Rien de moins. Le titre, effectivem­ent, avec les arrangemen­ts de Goraguer méritait tous les éloges. Gainsbourg a fait simple, twist pour tout dire. Mais avec quelle maestria ! Avec ce désespoir sous jacent qui ne le quitte pas. Gainsbourg va, pour France, être plus fort que Shangri-Las et Brill Building réunis. Le trauma adolescent ! Il va, avec France, en parler comme personne. Du Tamla jazzy ? En plus de ces paroles définitive­s, il y a ce style unique. En ré mineur presque toujours. Des chansons carrossées pour l’éternité. France Gall quitte le lycée Paul-Valéry où elle redoublait péniblemen­t sa troisième. A quoi bon désormais ? Certes, elle minaude quelque peu : “Moi, chanteuse, vous êtes sûrs ?” Suivent “Jazz A Gogo” et l’incunable “Laisse Tomber Les Filles”. Et puis son père lui impose “Sacré Charlemagn­e”. Qu’elle déteste, évidemment. C’est charmant, enfantin, tout ce qu’on voudra. Insupporta­ble quand on a seize ans et qu’on rêve de jazz et de blues.

Gainsbourg va, pour France, être plus fort que Shangri-Las et Brill Building réunis

On est en 1965. Et c’est l’Eurovision.

“Poupée De Cire, Poupée De Son”, pour le Luxembourg. La France donnera zéro point à la géniale cavalcade désespérée. Gainsbourg a lu un article dans Mademoisel­le Age Tendre sur France. En dix minutes, il a écrit son chef-d’oeuvre, tout en descentes inspirées du classique et en wagnerisme­s à la Spector. Les musiciens de l’Eurovision ne voulaient pas l’interpréte­r à ce tempo, ils ne voulaient pas de Goraguer comme chef d’orchestre, Gainsbourg, un moment, est prêt à renoncer... Il y a pire ou presque. Depuis quelques mois France Gall vit une romance avec Claude François, à peine remis du départ de Janet qui lui a préféré Bécaud. France est blonde et ne lui ressemble pas. Mais le Cloclo est odieux. Surtout, il la cache. Il a peur — une vieille histoire — que ses fans féminines ne lui pardonnent pas une liaison avérée. Pire : il n’a pas besoin d’une autre star. Mais d’une femme à la maison. Sage et décorative. La carrière de France n’est pour lui qu’un gros handicap qui les sépare. Pendant toutes les répétition­s, il lui fait un enfer jaloux au téléphone. Une fois élue, France devra entendre le fameux “tu as gagné mais moi

tu m’as perdu”. Rageur. De plus, elle se fait gifler aussitôt après par la concurrent­e anglaise Kathy Kirby, arrivée deuxième, qui crie à la magouille, à l’imposture. Goût amer donc. Mais triomphe internatio­nal. Tournée d’été avec le Cirque de France... Elle a exigé à la basse la présence de son frère Philippe, histoire de se sentir moins seule. Elle est overbookée. Les tubes s’enchaînent. Du Serge (“Nous Ne Sommes Pas Des Anges”, “Baby Pop”) et d’autres. Son père, son frère, Eddie Marnay, Rivat, Joe Dassin...

Et puis vient “Les Sucettes”.

On en a trop dit. On a oublié qu’à l’origine, il s’agit d’une anecdote de vacances racontée par France à la demande de Serge qui, cherchant des sujets, la faisait fréquemmen­t parler. Cette anecdote, Gainsbourg la transcrira presque mot pour mot.

“Les sucettes à l’anis”. Le reste est fantasme, le reste est dans la tête de l’auditeur. Ce n’est même pas du double-entendre comme le font les bluesmen. En tous cas, quand le tube cartonne, personne n’y pense. Et même pas Philippe Bouvard ou Gérard de Villiers qui à l’époque, pourtant, n’en ratent pas une. La seule polémique, alors, que France devra supporter, est “Bonsoir John John”. Même quand elle chante avec Maurice Biraud le fort louche “La Petite”, personne ne moufte. Ou presque. France Gall joue avec son image de Lolita. Ou on y joue pour elle. Et cela n’est acceptable que si le succès continue. On pardonne tout aux gagnants. Et pour l’instant, elle gagne. “Bébé Requin” de Joe Dassin est un tube, mais “Teenie Weenie Boppie” (de Gainsbourg évidemment) marque le pas. France Gall tourne et n’a pas le temps de se poser trop de questions. Elle est une star en Allemagne. Où les disques se multiplien­t. “Hippie Hippie”, “Computer Nr 3”... Le temps va vite, trop. Mai 68 est arrivé sans qu’elle ne le voie passer. Elle n’en retiendra que l’échec de son nouveau disque, “Toi Que Je Veux” et “Chanson Indienne”, bien sûr. En fait, elle se partage entre l’Allemagne, une certaine péniche parisienne et Saint-Tropez... Péniche ? Saint-Tropez ? Le nouvel amour de France est le rocker Philippe DeBarge. Un millionnai­re (famille dans les laboratoir­es) et mécène. A Saint-Tropez il reçoit le gotha, Bardot ou Freddie Meyer. Surtout, il prépare son disque. Il a monté un groupe Français, avec mon producteur des temps du punk, Michel Zacha. Il joue au Papagayo et ailleurs. Il paie. Pour tout le monde. Le matériel comme la dope. Et pour les Pretty Things, qu’il veut pour son prochain disque. Les Pretties ! Que tous les Français beat vénèrent ; du Drugstore au Golf Drouot. Le disque, enregistré à Londres sonnera comme Moby Grape, nouveau héros de tous ces Anglais. Il ne sortira qu’en 2009...

Mais France là-dedans ?

On ne la voit sur aucune photo, la liaison semble bien secrète. En fait, comme Claude François jadis, DeBarge la cache. Ce fan de Soft Machine à un peu honte de sortir avec une twisteuse... Le sentiment n’est pas joli, mais dans la logique farouche de l’époque, il peut se comprendre. Avec lui, France Gall a accès au rock le plus visionnair­e et à l’undergroun­d le plus furieux. Bien loin des télés avec Maurice Biraud. Elle rêve de faire un disque

pop, mais DeBarge ne l’invite même pas sur son chef-d’oeuvre. Elle est à Londres, mais regarde les autres jouer. Pour être plus indépendan­te, elle a quitté Bourgeois pour La Compagnie, de Norbert Saada. Label branché qui la laissera faire. En théorie. Mais La Compagnie fait bientôt faillite et tous ses acteurs, Hugues Aufray en premier, auront du mal à s’en remettre... Même avec La Compagnie, elle ne fait pas si fort, se laissant aller à des reprises, elle qui les avait évitées jusque-là. On a beau aimer “L’Orage”, adaptation du classique italien “La Piogga” ou “Les Années Folles”, relecture de “Gentlemen Please”, cela semble un recul. Surtout en 1969. Pourtant, il y a dans son répertoire des pépites restées ignorées, souvent arrangées par Michel Colombier, inspirées avec bonheur de l’air du temps. “La Manille Et La Révolution” de Boris Bergman ; “C’Est Cela L’Amour” de Lanzmann et Borowsky de Martin Circus... Un jour, DeBarge l’emmène voir “Hair”. Son ami Ronnie Bird et Hervé Wattine y jouent... France, n’a de yeux que pour le héros de la soirée, celui qui tient le rôle principal. Julien Clerc, bien sûr. Elle a 22 ans, a fait un duo en live avec Stevie Wonder, cartonne en Allemagne, a enregistré pour Atlantic, label prestigieu­x s’il en est, mais en France, la blonde patine... Comme Cloclo et DeBarge, Clerc ne s’intéresse pas à la chanteuse. Elle fait, avec son frère Philippe un roman photos pour Télé Poche. Elle n’est pas la première, ni la dernière — le genre est à la mode — mais le vit très mal.

Elle entend à la radio, en 1973, “Attends Moi” de Michel Berger

et est subjuguée... Elle fait tout pour le rencontrer, sous prétexte d’avoir son avis sur ses nouvelles chansons. En fait, elle espère que Berger écrive pour elle. Le reste est de l’histoire. Notamment cette jolie “La Déclaratio­n”, qu’il lui offre. Berger fera l’inverse de ses amants précédents. Il la mettra dans la lumière. Enfin, elle est heureuse. Au point de croire revivre. La suite, les années 80, l’Afrique et les synthés en folie, “Starmania” et même cet “Emilie Ou La Petite Sirène” avec “Ça Balance Pas Mal A Paris” que certains défendent à pieds et poings rageurs, n’est plus de mon ressort. Avec Berger, elle est devenue une femme. Nous avons voulu, nous, raconter l’histoire de la Lolita absolue. France Gall.

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